En 1994, Sebadoh a déjà de la bouteille. Formé dès le milieu des années 80 par Lou Barlow afin de donner libre cours à une créativité que ne lui autorise pas J. Mascis, le leader de Dinosaur Jr., le groupe a déjà cinq albums à son actif. Et pour les tenants de la tendance lo-fi, qui sévit alors dans l'indie rock à la suite de Beat Happening et depuis l'émergence de Pavement, certains de ces disques sont déjà des classiques, notamment III, ainsi que le tout récent Bubble & Scrape.

SEBADOH - Bakesale

Mais pour ce sixième effort, Lou Barlow doit composer avec le départ du co-fondateur du groupe, Eric Gaffney. Ce dernier est alors remplacé par un autre batteur, Bob Fay (et plus marginalement, par Tara Jane O'Neil), dont le style moins tarabiscoté pousse le groupe à arrondir quelques angles, à modérer ses expérimentations et à s'affranchir un tant soit peu du dogme lo-fi. Nul doute, aussi, que Sebadoh pense qu'il est temps de grapiller un peu de ce succès que connaît toute la scène indie rock en ces années glorieuses où, sans s'affadir encore, elle devient visible du grand public.

Devenu au fil du temps un vrai groupe, Sebadoh délivre alors un album d'autant plus cohérent et homogène qu'il a été enregistré pour l'essentiel dans le même studio. Lou Barlow prétendra plus tard préférer ses albums précédents, mais pour l'heure, il cherche à plaire aux autres, et non plus seulement à lui-même et à ses affidés. Il ne renonce pas tout à fait aux titres bruts, boiteux et éclectiques qui sont sa marque de fabrique, on les retrouvera sur une réédition deluxe de Bakesale. Mais pour l'heure, ils sont rangés dans les tiroirs, ou réservés à des EPs et autres sorties marginales.

Pour Lou Barlow, le grand moment n'a pas encore sonné. Il surviendra peu après avec "Natural One", le single tiré de la B.O. du film Kids et signé par son autre groupe, cet autre projet annexe qu'est The Folk Implosion. Avec Bakesale, cependant, nous ne sommes plus loin d'une telle reconnaissance. L'album est un succès critique, beaucoup y voient l'un des meilleurs de l'année et quelques-uns de ses titres sont des tubes, à leur échelle, en premier lieu "Rebound".

Comme avec la pochette (une photo de lui à un an, prise par sa mère alors qu'il farfouillait dans les toilettes), Lou Barlow ne se montre pas toujours à son avantage. Les paroles portent sur ses misères et ses colères sentimentales. Ce sont des confessions d'étudiant gauche, les propos acrimonieux d'un amant éconduit, les histoires d'amours et d'amitiés ratées d'un homme malhabile avec les autres. Et il en est de même avec l'acolyte restant de Sebadoh, Jason Loewenstein, qui écrit avec le superbe "Not Too Amused" le morceau le plus intense de l'album, et de l'intervention féminine de l'album, celle d'Ann Slinn sur l'évanescent "Temptation Tide".

La musique prend la même posture. Elle relaie la maladresse, la haine de soi, l'autodénigrement et le manque d'assurance qui transpirent des paroles. Elle est moins lo-fi que par le passé, certes, elle use de mélodies et de riffs efficaces. Mais elle n'est pas surproduite, loin de là. Elle est encore branlante, instable, avec des éléments ostensiblement sous-mixés. Elle aime le bruit, quitte à effacer par moments la voix peu assurée de ces chanteurs qui ne ressemblent à rien, comme sur cette merveille qu'est l'orageux "Dreams".

Elle est composée, comme sur l'introductif "License to Confuse", de guitares nerveuses et précipitées. Parce que c'est l'instrument de départ de son leader, elle est propulsée aussi par des basses déraisonnablement proéminentes, comme sur "Careful", "Rebound" et "Together or Alone", entre autres. Elle change inopinément de tempo et de direction, tel que sur cet autre single qu'est "Skull", ou sur cette succession de sautillements et de lourdeur qu'est "Give Up".

Bakesale, c'est le maximum qu'un groupe défendant une esthétique lo-fi pouvait offrir à un large public sans se trahir, sans contredire sa nature même. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, en-dehors de la génération d'alors, cet album n'est pas toujours cité pour ce qu'il est : en plus du disque le plus consistant de Sebadoh, en plus d'une suite de titres irréprochables qui se termine par le plus beau, "Together or Alone", un grand classique de l'indie rock et des années 90.

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