Au début des années 70, alors qu'il a à peine la vingtaine, Richard Thompson est déjà un vétéran. Le membre le plus important du meilleur groupe de folk rock anglais a déjà quitté Fairport Convention, et c'est modestement qu'il se lance en solo. Son premier album sous son seul nom, Henry The Human Fly, n'est pas un franc succès. Cependant, sur ce dernier, outre Sandy Denny, on entend aux chants une certaine Linda Peters, laquelle, la même année, 1972, devient Madame Thompson. Et quelques temps après, le couple démarre une carrière en duo de dix ans, dont I Want To See The Bright Lights Tonight est la première manifestation.

RICHARD & LINDA THOMPSON - I Want To See The Bright Lights Tonight

Cet autre album ne relance pas la carrière du chanteur et guitariste. Enregistré en 1973 avec un budget modeste, il ne voit le jour qu'un an plus tard. Entretemps, le premier choc pétrolier a frappé, et il a provoqué une pénurie de vinyle, retardant la sortie des disques. Et quand I Want To See The Bright Lights Tonight devient finalement disponible, le succès commercial n'est toujours pas au rendez-vous. Jugé favorablement par l'impitoyable tribunal du temps, cet album est néanmoins formidable. Il est une merveille absolue, mais dans un genre particulier : celui du grand disque désespéré.

Le thème de cet album, en effet, c'est la déception. C'est la désillusion. Il y a de quoi la nourrir, chez ces écorchés que sont les époux Thompson. Linda a été l'amante du plus dépressif des chanteurs cultes, Nick Drake, lequel ne tardera pas à mourir. Et l'on sait que Richard Thompson a perdu sa propre compagne, Jeannie Franklyn, dans l'accident de van dont tout Fairport Convention a été la victime, en 1969.

Sur "Withered And Died", Linda se lamente de voir ses rêves gâchés et ses illusions perdues. "Has He Got A Friend for Me" est la complainte déchirante d'une fille sans amant. Sur "We Sing Hallelujah", les Thompson parlent d'une humanité qui chante son espoir malgré une existence vide de sens. Sur "Calvary Cross" (la croix du calvaire, rien que ça...), l'un des morceaux les plus emblématiques de toute sa carrière, Richard est le jouet d'une "pale-faced lady", dont on ne sait si elle est sa muse, l'être aimé, la cruelle destinée des hommes ou quelque divinité jalouse qui tourmente ses adorateurs.

Richard et Linda Thompson chantent pour les pauvres, pour les méprisés, pour les laissés-pour-compte, pour tous ceux qui, dans cette société de classes qu'a toujours été la Grande-Bretagne, sont coincés au bas de l'échelle. "The Little Beggar Girl" est le chant d'une mendiante qui veut tirer profit des snobs qui la dédaignent. Sur "The Great Valerio", le narrateur, perdu dans la masse des gens ordinaires, en est réduit à admirer l'exploit hors de portée d'un funambule.

Le seul recours dans cette vie qui nous échappe, c'est l'alcool, c'est la marginalité, c'est l'abandon dans la fête, que l'on entend sur les sons les plus enjoués de l'album. Le premier titre, "When I Get To The Border", ne dit pas autre chose quand Richard Thompson parle de fuir la déprime du lundi matin dans le vin ou par une échappée sur la route. Même chose du titre éponyme de l'album, "I Want to See the Bright Lights Tonight", qui voit Linda oublier le morne labeur de la semaine dans la fièvre du samedi soir, dans un monde festif où règnent la beuverie, la danse et la bagarre. Quant à "Down Where The Drunkards Roll", il promet le repos dans l'ivresse, aux ratés tout comme aux prostituées.

Depuis Fairport Convention au moins, Richard Thompson sait que l'histoire de la musique a débuté bien avant l'invention du disque, et cela s'entend encore. On trouve ici ces instruments anciens, accordéon, concertina, mandoline, dulcimer, flûte irlandaise, cromorne qui, mélangés à l'électricité, aboutissent à une œuvre sans âge, intemporelle. Il y a ces fausses chansons traditionnelles et ces mélodies étranges venues du passé le plus lointain, celle de "The Great Valerio" par exemple, interprétée par Linda avec une voix de druidesse ténébreuse. Toutes ces vieilleries donnent à la détresse chantée par les Thompson des airs de damnation perpétuelle, comme si la déception était le destin des hommes.

Cette noirceur est à son apogée sur "The End Of The Rainbow". Ici, Richard Thompson atteint le fond du désespoir, quand il partage le regard d'un père sur son nouveau-né :

I feel for you, you little horror
Safe at your mother’s breast
No lucky break for you around the corner
‘Cause your father is a bully
And he thinks that you’re a pest
And your sister she’s no better than a whore

Je compatis, petite horreur
A l'abri sur le sein de ta mère
Aucun répit ne t'attend au coin de la rue
Car ton père est une brute
Il pense que t'es un parasite
Et ta sœur, elle vaut pas mieux qu'une pute

Oula. Ca fait mal.

Et ce constat, loin de se limiter au bébé en question, se double d'une totale absence de foi quant à la valeur de la vie.

Life seems so rosy in the cradle
But I’ll be a friend, I’ll tell you what’s in store
There’s nothing at the end of the rainbow
There’s nothing to grow up for anymore

La vie semble rose dans le berceau
Mais je serai un ami, je te dirai ce qui t'attend
Il n'y a rien au pied de l'arc-en-ciel
Il n'y a plus aucune raison de grandir

C'est cruel, c'est violent, c'est absolument désespérant. Et c'est la plus grande chanson du monde. Car la musique la plus belle, c'est toujours, toujours, toujours la plus triste.

Les punks ne sont pas encore arrivés. En sa qualité de guitar hero du folk rock, Richard Thompson est à leurs antipodes. Mais avec son pessimisme abyssal et son nihilisme intégral, avec ce point final aux rêves naïfs de la génération hippy, il les précède et il les dépasse. Comme tant d'autres, sa solution sera l'opium. Celui du peuple : Linda et lui se convertiront à l'Islam et rejoindront une communauté soufie, continuant bon an mal an leur relation, jusqu'à la sortie dix ans plus tard, à l'heure de la rupture, d'un autre classique intitulé Shoot Out The Lights, comme pour boucler la boucle.

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