Les autobiographies de rappeurs, c'est rarement intéressant. Par nature, c'est autocentré. L'auteur parle de lui, et il va rarement inscrire son propos dans une réflexion plus large sur son art. La plupart du temps, en vérité, il s'y livre au même exercice que dans ses morceaux : il la ramène, il en met plein la vue, il se construit un personnage. A moins de s'appeler J-Zone et d'avoir un goût prononcé pour l'autodérision, il se justifie, il cherche à démontrer à tout prix son authenticité. Au risque parfois de ne pas l'être tant que cela, authentique.

PRODIGY – My Infamous Life

Coécrit avec Laura Checkoway, My Infamous Life est une autobiographie emblématique du rap, et elle ne fait pas exception. Albert Johnson (le vrai nom de Prodigy) se raconte. Il nous montre qu'il est le rappeur dur et implacable de ses textes. Et il déforme parfois la réalité, comme quand il dit que Biggie s'est inspiré du classique de Mobb Deep The Infamous en choisissant de s'appeler "The Notorious" (pour autant que je sache, il se nommait déjà Notorious B.I.G. sur Ready To Die, en 1994, et The Infamous est sorti en 1995).

On a parfois vicieusement remarqué que les membres de Mobb Deep, le duo quintessentiel du rap de rues sombres new-yorkaises, s'étaient rencontrés dans une école d'art, et que leurs familles n'étaient pas si défavorisées que cela. C'est vrai, et Prodigy ne cherche pas à le nier. D'emblée, il retrace la généalogie de cette famille pleine de personnalités (un grand-père jazzman, une mère membre du groupe des années 60 The Crystals), et où l'argent, celui notamment de sa grand-mère (la fameuse "head nigga in charge" qui nommera plus tard son album solo), n'est pas vraiment un problème.

Mais il tient aussi à rappeler qu'il a vécu pour de bon dans la jungle urbaine qu'Havoc et lui dépeignent dans leurs raps. Il le dit explicitement : les gens doivent réaliser que ce dont Mobb Deep parle est réel. Il ne veut pas être comme Jay-Z, qu'il accuse d'être une arnaque, de s'être inventé une vie.

Malgré leurs moyens et leurs relations, les siens n'ont jamais quitté le ghetto. Il évolue dans un milieu de gangs où la règle est de se montrer le plus fort, où celui qui se présente comme un ami peut vous voler votre chaine en or, et où il faut toujours garder son flingue à portée de main. Son père, qu'il idolâtre, a été un voyou en fuite perpétuelle pour échapper à la police. Le rappeur a connu le deal, la violence, la prison, les course-poursuite avec les flics. Des membres de sa bande se sont fait tuer, et lui-même rechigne peu à user de son arme. Il a même été proxénète, quelques jours durant.

Prodigy, donc, est bel et bien un homme de la rue. Il n'a été ni un bourgeois, ni un intellectuel. Il est un autodidacte qui s'est construit une perspective en lisant des auteurs conspirationnistes, un type qui soutient mordicus avoir vu un OVNI, et qui nous rappelle que les Américains sont souvent fâchés avec la géographie, quand il prétend avoir contemplé les côtes du Maroc depuis le port de Marseille...

My Infamous Life est comme un long titre de Mobb Deep : une suite de scènes dans l'univers âpre des rues de New-York. Il est aussi, bien sûr, la description de la vie d'une star.

Un jour, en lisant un avis sur mes propres livres, j'ai vu quelqu'un leur reprocher de ne pas contenir assez d'anecdotes. Des anecdotes, vraiment ? C'est ça que les gens veulent ? Si tel est le cas, alors ils sont servis avec My Infamous Life.

Prodigy décline ici, version rap, plusieurs déclinaisons de la mythologie sex, drugs & rock'n'roll. Les types déglingués par la drogue, les longues nuits de débauche après la folie des concerts, les voyages au bout du monde, les groupies, les infidélités, toutes ces histoires parfois truculentes et finalement assez sordides, forment une bonne part du récit. Et pour pimenter le tout, beaucoup de leurs acteurs sont des stars du rap, Prodigy évoluant dans un petit monde où s'agitent et se croisent sans arrêt Nas, Jay-Z et les autres, et qui est constamment émaillé d'embrouilles et d'altercations de tous genres, un monde si sulfureux qu'on découvre que la police a monté une "hip-hop task force" pour le surveiller.

(Et puis, au beau milieu de ce bazar, il y a 50 Cent un gars tout en contraste, qui ne boit pas, qui ne se drogue pas, qui ménage son corps, qui reste à l'hôtel après les soirées jouant même la nounou pour les autres, qui connait la valeur des relations publiques et qui ne rigole pas, mais alors pas du tout, quand il est question de business. Bref, il y a le gars sérieux qui réussit durablement dans ce milieu de dilettantes).

Il y a donc, on l'a dit, plein d'anecdotes. Mais les anecdotes, par essence même, c'est anecdotique. Prodigy a vécu dans le ghetto, il a connu une vie de rock star… Où est le scoop ? Quelle est la valeur ajoutée de ce livre, comparé à ses raps ?

La valeur ajoutée, elle est dans ce qu'il nous dit de la genèse d'un type talentueux, quand il nous explique comment Albert Johnson est devenu le bien-nommé Prodigy, le prodige.

Il nous dit tout d'abord, comme mentionné, qu'il est un enfant de la balle. Qu'entre les clubs de jazz de son grand-père et l'école de danse de sa grand-mère, il a été sensibilisé très tôt au métier d'artiste, qu'il y avait-là un atavisme familial.

Et il nous parle aussi de la drépanocytose.

Depuis toujours cette maladie a fait souffrir Prodigy. Horriblement souffrir, à un point que ne peuvent pas imaginer les bien-portants. A cause d'elle, il ne pouvait rien faire, et surtout pas des efforts physiques intenses, au risque d'avoir une nouvelle crise et de terminer sa course à l'hôpital. Ça aussi, il en a déjà parlé dans ses raps, notamment "You Can Never Feel My Pain", mais jamais aussi longuement et avec tant de détails que dans My Infamous Life, où il devient évident que, si cette saleté de maladie génétique a tué Albert Johnson en 2017, c'est peut-être elle qui a fait naitre Prodigy.

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