Il y a quelques années, quand nous avons interviewé Joe Beats, le producteur de Non-Prophets, à propos de la vogue du rap indépendant qui a sévi à la fin des années 90, il a dit que, pour lui, l'élément décisif dans l'émergence de ce mouvement a été la sortie en 1996 du It Was Written de Nas.

NAS - It Was Written

L'homme du Queens est alors une idole pour les fans purs et durs. Il est l'auteur de l'album de hip-hop le plus célébré de l'époque (et des suivantes), le pinacle d'un rap considéré, tant pour ses sons que pour ses paroles, comme l'ultime art des rues. Et patatras. Voilà qu'il sort un album mainstream, rempli de titres racoleurs qui penchent du côté de la pop et du R&B, créant indirectement un grand fossé dans le hip-hop, un schisme entre les esthètes de l'underground et ceux qui pensent que la meilleure sanction est le succès public.

Voilà que, un an avant le No Way Out de Puff Daddy, Nas exalte les plaisirs matériels et qu'il reprend des vieux titres à la sauce rap, en l'occurrence le "Sweet Dreams (Are Made of This)" d'Eurythmics, devenu "Street Dreams". Voilà qu'il suit la tendance du moment, celle du mafioso rap représenté fièrement par Raekwon l'année précédente. C'est ici sans doute, par la conversion d'un de ses chouchous, sa trahison, diront les plus puristes, que débute pour de bon l'avenir, à savoir l'ère du rap grand public démagogique et scintillant.

Illmatic, en vérité, n'a pas été le succès espéré par Nas. Et désormais, il veut sa part du gâteau. Alors il sollicite Steve Stoute, le gourou du marketing hip-hop, il convoque les Trackmasters à la production, en plus de quelques autres comme Dr. Dre et Havo (et de DJ Premier, qui l'épaulait déjà sur l'œuvre d'avant), et pour concevoir cet album qui sera son plus grand succès, il laisse peu de place au hasard.

Cet opus, cependant, n'est pas tout à fait le contraire du précédent. La pochette, la même que Illmatic, mais avec lui adulte plutôt qu'enfant, montre le projet de son auteur : grandir, mais dans la continuité. Son agilité verbale est inchangée et ses textes s'emploient à dépeindre la rue. Ses premiers mots sont engagés, ils nous renvoient au passé esclavagiste. La chronique sociale est toujours au menu, comme avec "Street Dreams", qui rappelle que les petites frappes du ghetto sont mues par leur propre version du rap américain.

Les exercices de style sur du boom bap austère sont encore là pour contenter les esthètes du verbe, comme avec "I Gave You Power", où Nas incarne un flingue. La noirceur est de rigueur, comme sur ce menaçant "The Set Up" produit par Havoc dans une ambiance digne de son propre groupe, puis sur "Live Nigga Rap", avec cette fois Mobb Deep au complet. Souvent, par exemple sur "Take It In Blood", à contrepied des critiques faites au Nas de It Was Written, les paroles se montrent denses et la musique est terne, et non l'inverse.

Par ailleurs, même quand il part dans les fantasmes de luxe du mafioso rap, Nas (qui rappelons-le a contribué au classique du genre Only Built 4 Cuban Linx) délivre quelques perles, notamment ce modèle du genre, "Affirmative Action", qui fera monter très (trop) haut les attentes envers le groupe The Firm. Même chose pour "Shootouts" : le rappeur se la joue pleinement gangsta, mais l'exécution (employons donc le vocabulaire adéquat) se montre parfaite.

Et si certains titres mainstream sont dispensables, comme la collaboration avec Dr. Dre, "Nas Is Coming" ou bien ce "Black Girl Lost" gâché par le refrain infâme de JoJo Hailey, certains, au contraire, sont redoutables. Il faut être un type bien triste, en effet, pour snober l'énorme single "If I Ruled The World (Imagine That)", où Nas dépeint son paradis gangsta à lui, accompagné par la jolie voix de Lauryn Hill.

Et puis il y a le formidable "The Message", où on retrouve d'un seul tenant tout ce qui marque l'album : une description de l'enfer urbain, mais entremêlée de rêves de richesse ; une boucle simple qui s'efface derrière l'épaisseur du texte, mais emmenée par une irrésistible mélodie à la sicilienne.

En vérité, il y a tout et son contraire, sur It Was Written. Il y a même presque autant de bonnes choses que sur Illmatic. Mais noyées dans la masse, éparpillées sur une sortie trop longue, avec un gros ventre mou, sans l'extraordinaire concision qui a fait du premier Nas l'album vénéré que l'on sait.

Néanmoins, n'en déplaise à Joe Beats, Nas a bien fait de plaire au grand public sur It Was Written. C'est grâce à ce tournant, sans doute, si le rappeur est encore là de nos jours, s'il a même su rester pertinent parfois, comme récemment sur les deux King's Disease, et qu'il a évité le pire des destins : devenir un artiste maudit, être l'homme d'une seule œuvre.

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