Il y a un an tout juste, à l'heure de clore sa trilogie La Vie Augmente, Isha n'a pas changé d'approche. Il nous a offert un gros plan sur lui-même. Il a dévoilé ses états d'âmes, comme sur le très pop et néanmoins pessimiste "Bad Boy", où il parle de sa désillusion envers l'amour. Cependant, sur ce troisième volume, il s'est fait également plus bileux et plus rude. A l'instar de la pochette, passée du joli sourire du tout premier volume à cette mâchoire inquiétante sertie de dents carnassières, il a exhibé par moment la face la plus agressive de sa personnalité tourmentée. Alors que sur le premier volet, le rappeur disait que malgré "quelques tics de bandit, des mimiques de voyou (…) l'esprit (était) gentil", il a inversé cette fois le propos. "J'ai l'air gentil", a-t-il dit sur "Idole", "mais au fond de moi, je suis un bad boy très sensible".

ISHA - La Vie Augmente, Vol. 3

L'alter ego méchant d'Isha a repris le dessus. Dès le début, sur une instru bancale ("Durag"), il s'en prend violemment aux journalistes sans culture ("Avant qu'on devienne à la mode, t'écoutais Tokio Hotel") ou aux critiques improvisés sur Internet. Plus tard, sur "Boulot", c'est aux rappeurs qu'il s'attaque. Ici, Isha rappelle qu'il existe une différence entre "eux" et "nous". Il fait ce que les gens, ses zélateurs tout comme ses détracteurs, ont souvent attendu du rap francophone : il représente la cité, la délinquance et les gosses d'immigrés, ceux notamment de sa RDC d'origine. C'est d'un milieu familial à part dont il parle sur "Tradition", d'apprentis criminels élevés à la dure sur le joli ""Magma". Sur "Chaud Devant", il clame sa fidélité à cet univers qu'il cherche pourtant à fuir. Sur "Baobab", il rappelle qu'il est d'en-bas, et que sa mère vient d'Afrique. Et sur "Durag", il fait sien le couvre-chef des voyous et des anciens esclaves.

Isha n'est pas un modèle, et il vient d'un autre monde que ceux qui l'écoutent, leur rappelle-t-il sur "Idole", un titre avec Dinos : "fais pas comme nous, nous prends pas pour idoles, longue vie à toi, nous on va mourir jeunes". Ce discours, à propos d'une population conditionnée par son milieu, son passé et sa marginalité, bien d'autres l'ont tenu avant lui. Mais lui le renouvelle, comme sur le titre le plus mémorable de ce troisième La Vie Augmente, "Les Magiciens". Ce dernier traite d'un thème ressassé, la colonisation. Cependant, Isha l'aborde de façon inédite, du point de vue des populations asservies. Dans un mélange d'émerveillement, d'effroi et de soif de vengeance, les Africains relatent l'arrivée des Européens sur le mode du conte ("le feu est sorti de leur bateau", "ils ont laissé le livre magique") pour parler d'horreurs comme les viols, les pillages, les châtiments corporels, la traître négrière et les conversions forcées.

Pour parler de ce sujet grave, Isha use aussi d'une jolie mélodie. Et cela est représentatif des effets de contraste qu'il ne cesse d'employer tout au long de l'album, de cette oscillation entre un rap pur et dur, et des chants que ne renieraient pas la variété française, de contradictions que l'on entend par exemple dans "Coco", qui dénonce et célèbre tout à la fois la cocaïne. Au fond, on ne sait jamais si Isha est un méchant ou un gentil, un coupable ou une victime, un gangster ou un rappeur fragile. Lui-même peine à se décider comme à ce moment où, au beau milieu de "Boulot", il se met en tête de changer complètement de paroles et d'instru, et embraye sur le beaucoup plus âpre "Baobab". "Mi-violent, mi-pacifique, du chagrin et du mépris, un code pénal, un fusil à pompe : je suis Martin Luther X", résume-t-il sur "Décorer les Murs", accompagné par le très beau piano de Sofiane Pamart. Isha est complexe, Isha est subtil, Isha ne se laisse pas caricaturer. Et c'est ce qui aura fait toute la saveur de sa trilogie.

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