Il y a quelques temps, sur le forum du présent blog, l'un de ses habitués a comparé Dave à une sorte d'Abd al Malik anglais. Ouh, dur... Mais pas complètement infondé. On trouve en effet, chez les deux rappeurs, la même manière énervante de s'exprimer avec gravité sur des instrumentaux remplis de pathos. Ils ont une tendance commune à la componction, aux pleurnicheries. Mais il y a aussi deux grosses nuances. D'abord, on aura beau tourner le problème dans tous les sens, ça fait plus d'un demi-siècle que la musique anglaise ridiculise la nôtre, et ça n'est pas près de changer, n'en déplaise aux nationalistes de la chanson et du rap français. Ensuite, et surtout, tout cela continue à s'inscrire dans le cadre normal du rap, celui du petit voyou qui la ramène, celui du truand fier-à-bras obsédé par l'argent et la vie de la rue.
Ce constat, au moment où il sort son deuxième album, Money Can't Buy Happiness (l'argent ne fait pas le bonheur, tiens donc...), s'applique également à l'acolyte et au double de Dave, celui-là même avec qui il eut un single numéro 1 au Royaume-Uni, "Funky Friday". Après plusieurs autres succès, celui de sa mixtape Tables Turn, celui également de son album Third Avenue, Fredo est allé loin dans la pop avec "Hickory Dickory Dock", un titre de 2020 qu'il a renié et retiré des plateformes de streaming. Cependant, après quelques mois intenses dans sa vie (sa petite fille est née, et deux de ses proches, Billy Da Kid et Muscle Gotti, sont décédés), ce second album officiel revient à ses origines, celui du dealer et du garçon des rues. Car après tout, c'est bel et bien quand il était en prison, en 2016, que Marvin Bailey le délinquant a commencé à devenir Fredo le rappeur, grâce au succès viral du morceau "They Ain’t 100".
Cet univers interlope dont il est issu, Fredo ne s'en est pas arraché, à en croire la vidéo du titre phare de l'album, le menaçant "Money Talks". Tournée à l'envers, elle montre le circuit d'un billet de 50 livres des activités illégales du rappeur jusqu'au tournage du clip, et son passage entre les mains d'un dealer, d'une prostituée et d'un pasteur. Malgré son succès, c'est donc bel et bien toujours le même monde dans lequel évolue le rappeur, un monde maintenu en place par ce qui, à en croire une secte de sages new-yorkais de la fin du XXème siècle, gouverne tout autour de nous : le cash. Fredo revient à ses fondamentaux, il le dit même explicitement via le single "Back to Basics", où il est abondamment question du commerce de la drogue. Même sujet sur "Spaghetti", où le rappeur parle de ses activités de dealer et de bête de sexe. Même arrière-plan dangereux sur "Burner on Deck", une collaboration avec Young Adz et feu Pop Smoke. Son parcours d'avant, il en parle aussi sur "Aunt's Place", quand il dit avoir été chassé de chez lui par sa mère. Cette vie sur le fil, il prétend même qu'elle lui manque sur "I Miss".
Tout cela, Fredo peut en rendre compte avec fierté, usant à l'occasion des rythmes tout en cliquetis et des basses glissées qui caractérisent la sulfureuse UK drill. Mais il le fait aussi avec amertume et mélancolie, comme sur "Biggest Mistake", une introduction où il évoque les moments douloureux de sa vie (un père absent, la délinquance juvénile, la prison...) et dont la longue plongée introspective évoque immanquablement le rap psychothérapique de Dave. Ce dernier le seconde sur "Money Talks", il est aussi le producteur exécutif de l'album. Et cela s'entend, dans tous ces moments où l'instrument fétiche de ce pianiste accompli accentue le propos ("Biggest Mistake", "Spaghetti", "I Miss", "What Can I Say", les belles conclusions de "Money Talks" et de "Blood in My Eyes"), et sur ses morceaux les plus fragiles. Parmi ceux-là, figure l'admirable "Ready", une relecture du "Ready or Not" des Fugees avec l'appui de Summer Walker, où Fredo exprime des regrets sur la vie qu'il a menée. Et il faut y ajouter le très beau "Blood in My Eyes", avec des paroles intimes sur sa fille et sur sa relation à sa compagne.
Cet album joue sur la corde sensible, il fait pleurer dans les chaumières, et parfois c'est un peu trop, comme avec le conclusif "What Can I Say", un hommage à ses amis morts l'an dernier, clôt par une dédicace à ceux qui sont emprisonnés. Mais Money Can't Buy Happiness est porté aussi par de grands moments de musique, tout comme par le rap impeccable du jeune homme de Queens Park. Cela transcende son numéro de vilain garçon passé trop vite de la rue au succès, ses paroles de délinquant partagé entre les regrets et l'esprit de revanche, entre la récidive et la rédemption, entre la loyauté à ses origines et l'envie de prendre le large. Il y a donc peu de choses, au bout du compte, qui sépare le style des deux Anglais de celui d'Abd al Malik. Il n'y a quasiment rien. Mais il y a la nuance, l'ambiguïté et la musique. Soit l'essentiel.
Fil des commentaires