Mais qu'est-ce qu'elle croyait, Dua Lipa, quand elle a côtoyé DaBaby ? Qu'il était le gendre idéal du rap ? Un coup d'œil à son parcours, pourtant, montrait qu'il n'était pas un ange, et qu'il avait été, entre autres, impliqué dans une fusillade. Un examen rapide de ses textes truculents lui aurait permis aussi de relever ses blagues salaces aux forts relents sexistes.

DABABY - Kirk

La chanteuse, évidemment, savait qu'elle avait côtoyé une canaille, c'était tout l'intérêt de la démarche. Et maintenant, après avoir entendu le rappeur tenir en concert des propos homophobes, elle jouerait donc la vierge effarouchée et se dirait horrifiée, démontrant une fois encore que les termes "showbiz" et "hypocrite" sont de proches synonymes ?

A la décharge de l'Anglaise, cependant, il faut bien admettre que DaBaby est sorti tout à coup de nulle part, qu'il était, deux ans seulement avant "Levitating", un parfait inconnu.

En 2018, en effet, Jonathan Kirk n'est personne. Là-bas, dans cette Caroline du Nord où il a grandi, il n'est qu'un des multiples rappeurs provinciaux qui tentent de faire carrière aux quatre coins des Etats-Unis, son principal fait d'arme ayant été une collaboration avec Boosie Badazz. Il s'est longtemps cherché, changeant de nom après s'être appelé Baby Jesus, s'essayant à un rap plus mélodique, puis revenant à ses fondamentaux sur la mixtape Back On My Baby Jesus Shit, attirant l'attention du manager Arnold Taylor, issu comme lui de la ville de Charlotte, et commençant à faire le buzz avec sa sortie Blank Blank et son single "Walker Texas Ranger".

Mais un an plus tard, fin 2019, après une signature chez Interscope, deux albums à succès, le tube "Suge", des collaborations avec Lil Baby, Offset, Lil Nas X, Lizzo, Post Malone et d'autres, une présence sur la compilation Revenge Of The Dreamers III et parmi la dernière promotion des Freshmen, il est devenu l'un des rappeurs les plus populaires du pays.

Kirk est son second album de 2019. Preuve du nouveau statut de DaBaby, il y convoque un large échantillon de l'aristocratie rap (Nicki Minaj, Gucci Mane, Migos, Chance the Rapper, Kevin Gates, Lil Baby, Moneybagg Yo), et l'objet atteint d'emblée la première place des charts américains.

Comme sur ses prédécesseurs, DaBaby y délivre à toute allure un rap humoristique, caustique même, sur des sons minimalistes rythmés par de grosses basses. Il la ramène crânement sur "Prolly Heard", sur "Raw Shit" avec Migos, sur "Really" avec son compère Stunna 4 Vegas, et sur "XXL", une refonte du freestyle qu'il a délivré pour le magazine du même nom. Il nous parle des filles avec insolence et désinvolture, sur ce réjouissant "Vibez" produit par JetsonMade.

Et surtout, il y déploie son atout maître : à l'heure où les rappeurs chantent, lui rappe, vite et bien. Fidèle à sa réputation, et comme il le dit lui-même sur "Off The Rip", il n'attend pas que le beat s'installe pour partir bille en tête. La meilleure décision de sa carrière, c'est d'être revenu à ce rap direct et agressif à une époque où il manquait. Et c'est bien pour cela que la terre entière l'a invité sur ses morceaux.

Toutefois, la donne a changé pour DaBaby, et cela ne manque pas d'affecter sa musique. Sur cet album, ce rappeur au succès soudain prend pour thème, justement, ce succès soudain. Il en traite avec fierté sur la trap à flûte de "Bop". Il le fait aussi avec son ironie habituelle, quand sur "There He Go" il se targue qu'un homme blanc de l'industrie du disque, je cite, "lui baise le cul" parce que sa fille a aimé ses ad-libs. Et sur "Pop Star", avec Kevin Gates, il dit garder la tête froide et rester fidèle à la rue malgré sa réussite.

Mais parfois, il aborde cela d'une façon plus intime. Sur "Intro", un titre à contre-courant de son rap habituel, il évoque sa grand-mère, sa fille, le cancer de sa mère et la mort de son père, et il nous parle d'un succès gâché par ces moments tragiques. Ce père, en effet, il l'a perdu quand sa carrière atteignait des sommets. Et le signe distinctif de cet album, c'est qu'il y réfère. Son titre, Kirk, est leur patronyme commun. La pochette le montre lui, à l'époque où DaBaby était vraiment un bébé, sur les genoux de ce géniteur défunt. Et outre "Intro", le titre "Gospel" mentionne ce décès récent.

Sur ce même "Intro", DaBaby s'étonne que le garçon qui passe aujourd'hui sur BET ne pouvait même pas s'acheter un sandwich un an plus tôt. Son ascension, en effet, a été très rapide. Peut-être la sent-il fragile, artificielle, vulnérable. Et de fait, compte-tenu du retour de bâton que le rappeur subit depuis quelques semaines à la suite de ses propos maladroits, la chute, en cette époque où tout va décidément trop vite, pourrait bien se montrer toute aussi expéditive.

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