Toute musique est sociale. Toute musique dit quelque chose sur son contexte de naissance, même quand elle n'en donne pas l'impression, même quand ce n'est pas son intention. C'est en somme la leçon à retenir de ce dialogue enregistré un certain soir de 1947 par Alan Lomax. Ce dernier, pour ceux qui ne le connaissent pas, est une figure capitale de la musique du XXème siècle. Pas pour ses propres œuvres, mais pour avoir, à la suite de son père John, entrepris un vaste travail d'enregistrement des chants populaires à travers l'Amérique, puis en Europe, écumant les campagnes, les chantiers, les prisons, découvrant ainsi des figures mythiques comme Robert Johnson, Woodie Guthrie et Lead Belly, documentant ces musiques populaires, blues, folk, country, qui deviendront la matrice des révolutions rock et pop à venir.

ALAN LOMAX - Blues in the Mississippi Night

Ce fameux soir de l'après-guerre, Lomax se trouvait en studio à New-York avec trois bluesmen originaires du Delta du Mississippi : Big Bill Broonzy, Sonny Boy Williamson et Memphis Slim. Et il leur posa une question d'apparence simple : d'où vient le blues ? La musique, bien sûr, mais aussi le sentiment profond qui est son carburant. D'abord, les trois hommes évoquèrent leurs déconvenues avec les femmes. Puis ils parlèrent de leur vie difficile, de leurs déboires, du travail pénible sur les digues et ailleurs. Et puis, progressivement, amenés dans cette direction par le plus âgé des trois, Big Bill Broonzy (et répondant sans doute à l'intention cachée d'Alan Lomax, un homme suffisamment progressiste pour qu'il soit inquiété un peu plus tard par le maccarthysme), ils en vinrent au nœud du problème : leur condition d'hommes noirs dans un milieu, le Sud des Etats-Unis, où l'esclavage n'a jamais vraiment disparu, où les Afro-Américains sont maintenus par la peur, une peur viscérale, dans leur statut d'inférieurs et de dominés.

Le blues est une revanche, dit l'un d'eux. Il est aussi un succédané, une échappatoire. Comme le sexe, comme la boisson, les seuls plaisirs permis aux Noirs, une manière heureuse de fuir ou d'oublier un monde qui n'a rien à offrir, ni sur Terre, ni même dans l'au-delà comme le croient encore ceux qui chantent des negro spirituals. Au cours de leur discussion, les trois hommes, dont les parents ou les grands-parents ont porté les fers de l'esclavage, finissent par décrire un univers effrayant où un Noir vaut moins cher qu'une mule, où les corps de leurs frères gisent sous les grandes digues qu'ils ont construites. Bien avant que le mouvement pour les Droits Civiques ait délié les langues et permis à la fierté noire de s'exprimer à défaut de régler totalement la situation (le mouvement Black Lives Matter nous a rappelé récemment qu'elle ne l'était toujours pas), c'est une crainte palpable qu'on entend dans ce dialogue. Elle empêche nos bluesmen d'aborder le problème de front, ils cherchent à le conjurer par les chants qui entrecoupent leur discussion. Cette crainte s'exprime aussi dans la rancœur et la méfiance éprouvées par ces hommes envers ce Blanc, Lomax, qui aura enregistré leurs propos risqués.

Pour cette raison, il faudra attendre longtemps avant que ce dialogue ne soit révélé. Et aujourd'hui, ce sont les éditions du bout de la ville, une structure connue pour ses livres militants, qui en sort une belle édition française. Celle-ci, est très complète. Il y a d'abord cette couverture qui, sur fond bleu bien sûr, montre l'origine du blues : le labeur ingrat du métayer noir, affranchi mais toujours un peu esclave. Il y a ce lien pour accéder à l'enregistrement, pour entendre les voix de ces hommes noirs. Il y a la préface d'Alan Lomax, suivie du dialogue lui-même, traduit en français, mais aussi présent en anglais, pour pouvoir l'apprécier dans le texte, au plus près. Et enfin, il y a la postface fouillée et très bien écrite de Manu "Makak" Baudez.

Parmi beaucoup d'autres activités, ce dernier est notamment connu (et présenté ici) comme le créateur des podcasts Black Mirror, sous-titrés "des champs de coton aux ghettos de New York", et consacrés à la longue histoire de la musique afro-américaine, au long continuum qu'elle représente, en dépit de ses métissages et de ses ruptures stylistes. Et son texte est sans doute le meilleur apport à ce document, que les plus avertis connaissaient peut-être déjà. Tout d'abord, il contextualise le propos, rappelant qui sont les bluesmen en question, soulignant le biais qui y a sans doute introduit son instigateur blanc. Ensuite, Manu Baudez ajoute ce qui, comme il le souligne lui-même, manque au propos. Une histoire chronologique et formelle du blues, une clarification de ses origines et de ses fondations : la douleur, l'injustice et le désespoir, induit par un système social reposant sur une hiérarchisation des hommes.

Enfin, dans la lignée d'un article qu'il avait écrit autrefois pour le mensuel engagé CQFD, "Du blues au rap, mépris en boucle", il fait, explicitement ou moins, des parallèles entre le blues et ce lointain descendant qu'est le rap, en particulier dans l'une de ses incarnations les plus sudistes, les plus proches des racines de la musique afro-américaine, la trap music. Ces deux musiques noires, originellement dédaignées, ont beaucoup en commun : une réputation de simplicité formelle et thématique (quelques accords de guitare, quelques notes de synthé), un recours aux clichés et un centrage sur soi décriés par ceux qui ne comprennent pas que ce qui compte ici, c'est le style, c'est l'individualité ; des préoccupations terre-à-terre, à rebours de la conception occidentale de l'art ; des propos outranciers, inconséquents et autodestructeurs, mais où se lisent en filigrane les peines et les réalités d'une société marginalisée et sans espoir.

"T'ain't what you do it's the way that you do it", chantait Sy Oliver : ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on dit, ou semble dire, c'est la façon dont on le dit. Le blues, comme toutes les musiques noires qui lui succèderont, de la soul à la trap, est avant tout expression ; forme et fond sont indissociables. Bien souvent, la lecture d'un texte de blues ne nous apprend pas grand-chose sur ce qui s'y dit vraiment. Non seulement il faut en saisir l'argot, les codes, les images, l'univers auquel il renvoie, mais ce qui compte par-dessus tout, c'est comment les mots s'incarnent, leur intensité, les innombrables nuances, du trivial au tragique, qui passent dans la voix du chanteur. Et puis les silences, les grondements, les gémissements, les rires (p. 102).

Les plus grandes douleurs sont muettes. Ou plus exactement, pour s'exprimer, elles prennent des voies cachées, à la fois plus détournées et plus directes que les prêchi-prêchas d'un rappeur "conscient" ou les contorsions formelles d'un autre, soucieux de légitimation culturelle, qui chercheront à convaincre les autres plutôt qu'à vider leurs tripes de manière cathartique. Toute musique est sociale, quand elle est populaire, quand elle se répand comme une traînée de poudre. Toute musique dit quelque chose, même quand elle n'en donne pas l'impression. Et quand elle s'alimente d'une expérience individuelle qui fait écho à celle d'une communauté. Surtout quand elle est le fait d'un Big Bill Broonzy, d'un Sonny Boy Williamson, d'un Memphis Slim, ou bien plus tard, d'héritiers aussi évidents que Lil Boosie et tant d'autres.

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