La fin des années 90 fut une époque de pionniers, ceux de la critique rap en ligne. En France, ils étaient alors quelques-uns à profiter grâce au Web d'une réactivité, d'une agilité financière et de capacités d'interactions avec le lectorat, inconnues de la presse papier, et leurs premiers webzines se nommaient Lehiphop, 90 BPM, Hip-Hop Section ou L'Académie du Hip-Hop. Ainsi, donc, que l'ABCDR du Son. En ce temps-là, ce dernier faisait figure de Petit Poucet. Il était l'outsider, celui sur lequel on n'aurait pas parié un kopek, celui dont on moquait les goûts avec la suffisance des imbéciles. Mais ensuite, le vent a tourné. Les sites les plus en vue ont disparu, victimes de la lassitude ou des tensions internes à leurs rédactions. D'autres ont périclité. Ou ils se sont transformés en autre chose. Alors que, pendant ce temps, l'ABCDR creusait patiemment son sillon. Et vers 2009, une décennie plus tard, après un spectaculaire retournement de situation, ce webzine était devenu la référence de la critique rap sur Internet.

ABCDR DU SON - L'Obsession Rap

Rétrospectivement, cette longévité et ce succès s'expliquent de plusieurs façons. Tout d'abord, avec le temps, l'ABCDR a su embrasser les évolutions permises par le Web à haut-débit. Il a su jouer avec talent de l'impact graphique de ses pages, il a tourné et diffusé des vidéos. Contrairement à d'autres sites, il a su être autre chose qu'une transposition sur le Web des habitudes très textuelles de la presse papier. Mais en même temps, il n'est jamais parti dans l'excès inverse. Il ne s'est pas transformé en une succession d'articles courts et de liens gadgets, plus soucieux de rebondir sur l'actualité que de creuser profond. Par exemple, il n'a jamais renoncé aux longs articles de fond, ni aux critiques sincères et passionnées.

La sincérité, la passion, ce sont les autres clés du succès de l'ABCDR. Ce webzine n'a jamais privilégié la quantité sur la qualité. S'il ne s'est pas complu dans le culte de l'underground, il n'a pas non plus été un attrape-tout à la poursuite constante du next big thing. Quand de nouvelles tendances du rap apparaissaient, qui sans doute intéressaient moins la génération des fondateurs, ce sont de nouvelles recrues qui, naturellement, se sont chargées de les couvrir. L'équipe a su tirer profit de son collectif, dans un bon équilibre entre continuité et renouvellement. Aussi, même au temps de la réussite, les gens de l'ABCDR du Son n'ont pas été saisis par la folie des grandeurs. Ils se sont contentés de poursuivre comme toujours leur bonhomme de chemin. Et aujourd'hui, au bout de vingt années d'existence, ils s'autorisent à célébrer leur long parcours avec un livre compilatoire.

Celui-ci s'intitule L'Obsession rap, et il est à l'image du site : pro et passionné. Et pour cause, puisqu'il a été construit, pour l'essentiel, avec des articles publiés par l'ABCDR tout au long de ces deux riches décennies. Formellement, c'est un véritable beau livre, grand, très aéré, avec une répartition bien pensée entre photos, dessins et mots. Cet équilibre éditorial, on le retrouve aussi dans les textes, qui se divisent entre articles de fond, interviews et passages plus ludiques à la mode Ego Trip's Book of Rap Lists, par exemple des sélections de morceaux, ou les commentaires hilarants des punchlines les plus WTF de La Fouine. Le ton n'est pas le même d'un article à l'autre, et l'objectif non plus. Certains vont être descriptifs, d'autres plus analytiques, ou bien ils vont laisser les rappeurs témoigner.

Il est visible que beaucoup de gens différents ont contribué (même si aucun article n'est signé, et que l'ABCDR, toujours fidèle à son collectif, n'en dévoile les auteurs qu'à la toute fin, en petits caractères). Cette pluralité des plumes et des formats, qui lui donne un aspect composite, aurait pu être le défaut du livre. Mais elle est au contraire ce qui le rend plus digeste, plus agréable à lire que ne le seraient une suite de critiques, une collection d'entretiens ou bien un long essai. C'est en effet comme cela, sur un mode hypertextuel, en piochant dans les articles et les vidéos de webzines comme l'ABCDR, en multipliant les perspectives et les angles de vue plutôt qu'en se plongeant dans de longs pensums, que se nourrit la passion, que l'on se crée une culture musicale. Et L'Obsession Rap offre aussi ce mode de lecture.

Ce livre n'en est pas presque exhaustif, dans le domaine que l'ABCDR a choisi de privilégier ici : celui du rap français. Certes, le webzine traite aussi des Américains, beaucoup même, mais ce périmètre est si vaste que son traitement aurait été obligatoirement parcellaire. Alors que le rap français (voire francophone) pendant ces deux longues décennies, le site en a parlé en long, en large et en travers. Résultat : dans ce grand livre, ils sont tous là, ou presque. Tous les acteurs qui ont compté dans cette musique font l'objet d'un article, de MC Solaar et Akhénaton à Jul et PNL, en passant par le Secteur Ä, Time Bomb, Booba, Rohff, Diam's, Sinik, Casey, Médine, DJ Mehdi, Orelsan, Gims, Nekfeu, Kaaris, SCH, Damso... Et j'en passe.

Le mérite des auteurs, aussi, c'est leur intérêt tout particulier pour les autres, pour ceux qui sont moins connus, moins célébrés, pour ceux même qui ne rappent pas. Dans ce livre, des chapitres entiers sont dédiés aux activistes du rap (Hommes de l'Ombre), aux héros disparus (Les Insaisissables), aux producteurs (Derrière les Machines), aux figures marginales mais essentielles que sont Aelpéacha, Sameer Ahmad et bien d'autres (Des Héros très Discrets), ainsi qu'aux provinciaux (Paris C'est Loin). Au bout du compte, avec tous ces papiers, avec tous ces témoignages, ce n'est pas seulement un hommage à leurs travaux et à leur propre histoire que les gens de l'ABCDR ont livré. Ils ont écrit tout simplement l'un des ouvrages les plus complets et les plus actuels, consacrés à la longue épopée du rap français.

Merci l'ABCDR du Son. Puisse le rap vous obséder au moins vingt ans de plus.

Acheter ce livre