Parce qu'il a présenté le milieu des turntablists, ces scratcheurs virtuoses, ces as de la platine qui, au tournant des décennies 90 et 2000, ont été à deux doigts de sortir de la confidentialité, Scratch, de Doug Pray, a été un film important. Ce documentaire, toutefois, laissait peu de place aux femmes. Pas par choix, ni par intention, mais simplement parce que cette scène en comptait peu. Car si certains ont pu se lamenter du statut minoritaire des rappeuses dans le hip-hop, alors que dire de ses DJettes ? Le turntablism, certes, s'est souvent distingué par son caractère multiracial, mais il n'a pas toujours montré la même diversité sur le plan des genres.

SHORTEE - The Dreamer

Il y avait pourtant une présence féminine dans Scratch. Une seule. Shannon Ames, plus connue sous le nom de DJ Shortee, y était l'exception qui confirmait la règle. La jeune femme originaire de Washington DC, dont le premier amour aurait été la batterie, est tombée dans la marmite autour de 1995, quand elle a commencé à côtoyer et à collaborer avec un acteur historique du mouvement, l'un des premiers à sortir un véritable album de turntablist (Man or Myth, en 1998) : DJ Faust. Ces deux-là s'entendront tellement bien qu'ils rejoindront ensemble le collectif Third World Citizen (plus tard The Citizens), qu'ils formeront un duo appelé sobrement Faust & Shortee et qu'ils se marieront. Shannon, cependant, n'était pas que la compagne de l'autre : elle était célébrée pour ses compétences techniques propres, lesquelles la conduiront à enseigner à la Scratch DJ Academy fondée par Jam Master Jay. Elle sortirait aussi un disque, The Dreamer, premier album (et toujours le seul, paraît-il), conçu par un turntablist féminin.

Cet album concept un brin ésotérique, dont l'objet était de transcrire en musique la créativité expérimentée pendant ses rêves (extraits de La Belle au Bois Dormant à l'appui), n'avait plus grand-chose à voir avec le monde du rap. Les scratches, en fait, n'étaient pas envahissants. Ils étaient même plutôt discrets. DJ Shortee démontrait sa science des enchainements, elle s'amusait à des collages dont les titres "Magic Spindle" et "The Dreamer" étaient des cas d'école. Toutefois, elle ne versait pas dans l'étalage complaisant de virtuosité qui, souvent, était le péché mignon de ses collègues mâles. Et sa diversité était peut-être encore plus radicale.

Les graphs de la pochette étaient des trompe-l'œil, tout comme l'introductif "Shortee's Return", avec ses MCs old school et ses scratches endiablés, et le conclusif "Girl Meets Boy", avec ses airs de jazz rap new-yorkais millésimé. Car pour l'essentiel, on quittait l'univers du hip-hop. Shortee s'aventurait plus loin, du côté du dub ("Caverns of Dub"), de la musique indienne (le début de "Dreamscapes"), des sifflets brésiliens ("Homesick"), des sons jazzy et funky ("Collective Unconscious") et d'une B.O. imaginaire ("R.E.M. State"). Ce dernier titre comptait aussi une escapade dans la drum & bass, présageant des prochaines étapes suivies par notre DJ féminin, quand, dans les années 2000, elle s'essaiera au dubstep et à la house music.

Par cet éclectisme, par cette évolution, Shortee suivait la même pente que d'autres. Car le turntablism, à l'origine une discipline hip-hop, est devenu avec le temps son propre monde. Par ses codes, par ses motivations, il s'est nettement distingué du show-business rap. Parce qu'il partageait avec elles sa culture DJ, son esprit de laborantin, son goût pour l'exploration de la matière musicale, il s'acoquina souvent, très loin de lui, avec les musiques électroniques. Et avec The Dreamer, la première dame du turntablism consacrait déjà cette émancipation.

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