Le terme n'existait pas encore quand elle est apparue, mais Queen Latifah fut la première rappeuse "consciente". Plus précisément, c'est à la cause des femmes qu'elle fut souvent associée, en raison notamment du titre "U.N.I.T.Y.", sorti en 1993, et devenu depuis le grand hymne féministe du rap. Un tel engagement fait sens, au regard du parcours de Dana Owens. Celle-ci, une native du New Jersey qui prit pour nom de scène un mot arabe signifiant "sensible", ou "délicat", a été d'abord inspirée par le chantre de la Zulu Nation, Afrika Bambaataa. Elle a débuté sa carrière dans le hip-hop par un groupe de filles, Ladies Fresh (sa discipline était alors le beatboxing !), puis a rejoint plus tard le collectif Native Tongues, les grands représentants de la face la plus arty, la plus afrocentriste et la plus progressiste du rap.

QUEEN LATIFAH - All Hail the Queen

Au moment même où, par l'entremise de Fab 5 Freddy, elle était signée chez Tommy Boy, Queen Latifah appartenait encore à un autre ensemble, la Flavor Unit. Logiquement, c'était donc l'un de ses membres, DJ Mark the 45 King, qui produisait All Hail the Queen. Ce premier album, cependant, était déjà typique des Native Tongues, ne serait-ce que pour la contribution de De La Soul au morceau "Mama Gave Birth To The Soul Children", et de ses samples et effets de voix bizarres, typiques de Prince Paul. Leur esprit ouvert et ludique se manifestait aussi par l'emprunt massif à d'autres genres, reggae sur "The Pros", "Princess of the Posse" et avec les refrains de "Wrath of My Madness" et de "Inside Out", house music sur "Come Into My House" (de la hip-house caractéristique de la fin des années 80), et musique latine sur "Latifah's Law".

Rien qu'avec ces morceaux, indépendamment des paroles, Queen Latifah partageait son agenda afrocentriste. Mais là n'était pas le seul message de l'album. "Evil that Men Do", par exemple, un morceau avec un grand parrain du rap "conscient", KRS-One, dénonçait plusieurs des injustices de ce bas-monde. Et bien sûr, la rappeuse mettait déjà en avant son mot d'ordre féministe. Elle affirmait son indépendance sur "Latifah's Law", quand elle disait qu'elle ne se déshabillerait pas pour quelqu'un à cause de ses BMW ou de ses chaînes en or. Sur "Dance for Me", pour montrer qu'elle n'était pas une exception, et à rebours des usages dans le rap, elle assurait qu'il y avait de meilleures rappeuses qu'elles. Et puis surtout, avec l'appui de l'autre fille des Natives Tongues, l'Anglaise Monie Love, elle proposait avec "Ladies First", le meilleur moment de l'album, l'un des grands manifestes féministes du hip-hop. Ce morceau serait si capital dans la carrière de Queen Latifah, qu'en 1999, elle nommerait ainsi son autobiographie.

Disque important, All Hail the Queen n'était pourtant pas exempt de reproches. Le message et la posture mis à part, il était même plutôt générique, et très ancré dans les routines de l'époque avec ses égo-trips bon enfant sur samples funky ("Queen of Royal Badness", les singles "Wrath of My Madness" et "Dance for Me") ou sa célébration de la symbiose parfaite entre MC et DJ ("A King and Queen Creation"). Comme la plupart des œuvres de la décennie 80, parce que le rap effectuerait des bonds de géants dans les années suivantes, il a pris des rides. Et de fait, beaucoup lui préfèrent Black Reign, le troisième opus de la Reine Latifah. Parce qu'il a lancé une grande voix du rap au féminin, ainsi qu'un personnage public qui s'illustrerait dans d'autres disciplines encore (télé, cinéma), All Hail the Queen n'en demeure pas moins un jalon.

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