Depuis plusieurs années, la prédominance culturelle du rap est devenue telle, qu'on assiste à une multiplication des films et des séries consacrés à son histoire, ou prenant place dans son milieu, du biopic Straight Outta Compton à la série The Get Down, en passant par le Atlanta de Danny Glover. Cette culture est désormais si fermement établie aux Etats-Unis et ailleurs qu'elle y est en phase accélérée de mythification, et ce, à l'échelle du grand public. Et comme l'un des gros sujets de l'agenda politico-social américain, depuis le mouvement #MeToo, c'est la défense des femmes, il était prévisible que ces deux tendances de fond se rencontrent, et qu'une œuvre, tôt ou tard, se penche en détail sur le parcours difficile d'une rappeuse.

MICHAEL LARNELL - Roxanne Roxanne

Cette œuvre a pris la forme d'un film conçu pour Netflix, intitulé Roxanne Roxanne, et consacré à l'une des premières grandes dames du rap, Roxanne Shanté, célèbre pour avoir été en 1984, alors qu'elle n'avait que 14 ans, à l'origine des Roxanne Wars, le premier grand beef de l'histoire du hip-hop, et pour avoir accompagné l'émergence du producteur Marley Marl et de son Juice Crew. De prime abord, c'est un choix surprenant, la rappeuse (interprétée par une actrice nommée Chanté Adams, ça ne s'invente pas) étant davantage une référence pour les aficionados du hip-hop, qu'une figure dont se souvient le grand public. Mais pour cette raison même, parce que personne ne contestera que sa carrière soit désormais derrière elle, il était plus simple d'en parler au passé. Aussi, parce que Roxanne Shanté a précédé de dix ans les remous créés par le succès des Lil' Kim et Foxy Brown, et que, à l'inverse d'elles, elle ne divise pas les féministes, on pouvait retracer son histoire de manière plus apaisée et consensuelle.

Une fois le sujet du film choisi, il restait à en définir l'angle principal : allait-on apporter une pierre de plus à la légende du hip-hop, ou se pencher plutôt sur la féminité de la rappeuse ? Dans ce cas, assez clairement, le film a opté pour la seconde option. Il nous replonge bien sûr dans l'époque où cette musique, le rap, commençait à offrir des perspectives aux gens qui la pratiquaient dans la rue, ou dans l'étroitesse de leurs appartements miteux. En arrière-plan de l'ascension de Shanté, on assiste à celles de Marley Marl, de Mr. Magic, de MC Shan et d'un beatboxer alors inconnu appelé Biz Markie. Sont représentés aussi les dissensions, les jalousies et les sordides histoires d'argent qui accompagnent leur succès. Et le film se conclut, quelque peu niaisement, par un passage de bâton entre Roxanne et un jeune novice du nom de Nasir Jones, alias Nas, positionnant cette dernière comme la muse d'un futur très grand du rap.

Mais cette histoire, romancée, est avant tout un récit social, consacré à la condition souvent difficile des Afro-américaines. Elles sont nombreuses dans ce récit : la mère de la rappeuse, ses trois sœurs, sa meilleure amie, la rivale bienveillante Sparky D. Et le film les montre trompées constamment par les hommes : le père de Shanté a abandonné sa famille, et il se défile lors d'un rendez-vous avec ses filles ; le compagnon de sa mère s'enfuit avec les économies qu'elle avait collectées afin de quitter son quartier sordide ; la rappeuse ne retire presque rien du single qui l'a révélée, "Roxanne's Revenge", et elle se fait subtiliser l'argent gagné pendant sa tournée ; et surtout, elle se fait abuser par son amant, un homme manipulateur et malveillant.

Le passage le plus saisissant de ce biopic est celui où l'on voit coup sur coup, en accéléré (chaque scène est filmée sous le même angle, avec les mêmes cris), Shanté avoir avec cet amant sa première relation sexuelle, accoucher de son fils, puis être molestée par cet homme violent. Le message principal du film, au fond, c'est qu'offrir son corps aux hommes expose les femmes à la souffrance. Et sa morale, c'est que le salut passe par la solidarité féminine.

Certes, quelques hommes dans le film se montrent bienveillants. C'est le cas de Biz Markie, qui offre une solution à une Shanté privée de DJ, ou de l'avocat qui l'aidera, flirtant avec l'illégalité, à récupérer son fils. Mais l'essentiel de l'aide, c'est de leurs consœurs que les femmes l'obtiennent. Shanté et ses sœurs se serrent les coudes, comme cette fois où elles aident la plus jeune à satisfaire une envie pressante. Quand les gains de Roxanne lui auront été volés, Sparky D lui versera une partie des siens, alors que les garçons n'en feront rien. Quand à la mère de la rappeuse, elle saura lui tenir un discours de vérité, en face même de son amant retord. Les pires moments de son existence sont, en fait, ceux que Shanté aura affrontés seule.

Roxanne Roxanne répond donc bel et bien à cette double fonction sociale : documenter le mythe du hip-hop, à présent qu'il est au centre de la société américaine, et militer pour que les femmes se protègent des méfaits des hommes. Comme tout film répondant à de tels impératifs, il est banal du point de vue de l'esthétique et de l'intrigue, et ne fait que suivre scrupuleusement l'arc narratif habituel des biopics : relater les débuts difficiles et modestes d'une future star ; exalter le moment du succès ; détailler le prix très lourd avec lequel on finit par le payer ; et conclure, soit par le naufrage final, soit par l'espoir d'une rédemption.

C'est la seconde option qui prévaut dans Roxanne Roxanne. L'optimisme renait quand on la voit reprendre le chemin des studios. Celui-ci ne donnera pourtant pas grand-chose : Shanté étant avant tout une rappeuse battle, ses albums seront quelconques. Sa vraie renaissance, en fait, c'est en 2017 qu'elle aura lieu, quand ce film surprise l'aura replacée sous les projecteurs.