La critique musicale n'a jamais été qu'un prétexte pour parler d'autre chose que du sujet traité. Et cela s'applique aussi à la collection 33 1/3 qui, depuis 2003, s'échine à disséquer l'un après l'autre, sur la longueur d'un livre, quelques classiques de la musique populaire. Si ces ouvrages se cantonnaient à leur principe, analyser un disque dans les moindres détails, leur lecture deviendrait vite fastidieuse. Aussi, généralement, parlent-ils plutôt de son auteur, de son genre musical, de son époque et de sa postérité. Ou bien, comme avec Let's Talk about Love (le volume le plus remarqué de la série, à tel point qu'il a été réédité dans une version augmentée, et traduit en français), cherchent-il à résoudre une question fondamentale. LA question, en l'occurrence, le grand mystère de la musique : pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût ?

CARL WILSON - Let's Talk about Love

Let's Talk about Love est un album de Céline Dion. Pas forcément le plus apprécié de ses fans, mais peut-être le plus connu, puisqu'il est sorti en 1997, au sommet de sa gloire, au moment où, avec "My Heart Will Go On" (un single qui figure sur le disque), la Québécoise signait la BO du film Titanic. Or Carl Wilson, le critique qui se penche sur cet album de la diva, un Canadien comme elle, la déteste. Tout comme la grande majorité de la profession de critique, il l'abhorre, il l'exècre, il l'abomine. Pour lui, Céline Dion est l'antéchrist, le degré zéro de la musique. Au terme de ces années 2000 où, Internet et accès universel à la musique aidant, tout est nivelé, tout est accepté, tout est réhabilité (Abba, le metal, etc.), la Canadienne échappe encore à ce phénomène. Elle est un critère sûr de mauvais goût. Et Carl Wilson veut comprendre pourquoi.

Pourquoi donc cette chanteuse grotesque est-elle si populaire à travers le monde ? Pour l'expliquer, le critique commence par passer en revue les caractéristiques de Céline Dion : ses origines modestes ; sa francophonie, qui la rend étrangère aux catégories habituelles de la variété anglo-saxonne ; son rattachement à la longue tradition du schmaltz, cette pop sucrée dégoulinante et excessive ; sa voix tonitruante. Puis Carl Wilson, de manière plus pertinente, cesse de chercher l'anomalie chez Dion (ou Céline, comme l'appellent les anglophones). Il essaie de comprendre comment se forme le goût, et comment on détermine qu'il est mauvais ou qu'il est bon. Il fait appel à Kant, à des explications physiologiques et, massivement, à la théorie de la distinction de Pierre Bourdieu, selon qui le goût est le fruit d'une stratégie sociale.

Et puis, finalement, après avoir échangé avec des fans de la Canadienne (qu'il a souvent trouvés sympathiques, au demeurant), Carl Wilson adopte la bonne démarche. Constatant la popularité planétaire de Céline Dion, remarquant qu'elle séduit les gens normaux, il inverse la question et s'interroge sur cette minorité vaniteuse et pontifiante qu'est la critique musicale. Qu'est-ce qui ne va pas chez elle ? Pourquoi ne parvient-elle pas à apprécier la chanteuse que le monde entier adule, le choix du peuple ? Pourquoi, quand il écoute Let's Talk about Love pour les besoins du livre, est-il paniqué à l'idée que les voisins le prennent pour un fan ?

Sa réponse, c'est que nous jugeons la musique sur des critères éthiques ; des critères qui sont encore ceux, traditionnels, de l'homme occidental. Nous dénigrons le sentimentalisme, et nous survalorisons la subversion. Or, Dion est sentimentale à 200%, et elle n'a rien de subversif. Ces valeurs, très ancrées chez les critiques musicaux, les rendent aveugles à ce qui, partout ailleurs, fait de Céline quelqu'un d'irrésistible. Fort de cette révélation, Carl Wilson propose donc, non pas de se forcer à aimer la chanteuse, mais de faire preuve de modestie, de parler avec les autres, de comprendre ce qui guide leurs goûts et de cesser de pontifier. Let's Talk about Love, au bout du compte, n'est pas vraiment un livre sur Céline Dion. Il est une critique de la critique.

Carl Wilson n'est pas le premier à faire ce constat. Un autre, dix ans plus tôt, avait livré le même message, mais sous la forme d'un roman, plutôt que sous celle d'un essai : Nick Hornby, avec son classique High Fidelity. En mettant en scène un fan de musique perpétuellement perdu dans ses listes de titres et d'albums, ce livre montrait, en fin de course, que l'enfermement et l'immaturité étaient les ferments d'une passion maladive pour la musique, qu'ils pouvaient rendre asociaux, et aveugles à la valeur des vrais gens, ceux qui ont des goûts normaux. Il était donc logique que, dans l'édition augmentée de Let's Talk about Love, les ajouts commencent par un texte de l'écrivain anglais, parlant d'un parallèle entre son livre et celui de Wilson.

Ajoutés à l'ouvrage en 2014, ces commentaires complémentaires, cependant, ne sont pas tous de même valeur. Carl Wilson fait intervenir des célébrités comme l'acteur James Franco et Krist Novoselic de Nirvana, et leurs propos ne sont pas inintéressants. Mais d'autres sont des proches (son ex-femme, par exemple), qui n'apportent pas grand-chose au débat. Les contributions les plus pertinentes sont celles de Jason King et (malgré un style universitaire et pédant) de Marco Roth, deux personnes qui, sans refuser l'ouverture d'esprit prônée au bout du compte par Carl Wilson, se méfient de cet excès de tolérance qui peut virer trop vite au relativisme culturel. Et puis, aussi, il y a le texte juste et acerbe de la romancière Mary Gaitskill.

Sollicitée par Carl Wilson, qui est un fan, celle-ci ne l'épargne pas. Disant ne pas vraiment connaître les chansons de Céline Dion, elle déclare que, en lisant Let's Talk about Love, elle eut tout de suite envie de prendre le parti de la chanteuse. Choquée par les jugements de valeur que le critique musical adresse bien vite, au tout début, au sujet de son étude, elle débusque le problème aussitôt. Elle voit que le dédain dont souffre Céline Dion, que ce mépris agressif qu'ont à son égard les bien-pensants, doit tout au fiel d'une clique de frustrés binoclards.

Bitch, excuse me? We're not talking about Bernie Madoff or the Abu Graib torture team – this is a pop singer who annoys Your Excellency. In response to the relentless snideness described by Carl Wilson about Dion's teeth, her québécois accent, her kooky arm-movements or her clueless fans (which some asshole in the U.K. sneeringly imagined as "overweight children" and "grannies"), by midway through the second chapter I was solidly in Dion's corner without hearing a note; I figured that anyone who got so many pricks so agitated had to be doing something right (p. 190).

Putain, excusez-moi ? On ne parle pas de Bernie Madoff, ni des tortionnaires d'Abou Graib – mais d'une chanteuse de variété qui ennuie Votre Excellence. En réponse aux railleries implacables de Carl Wilson sur la dentition de Dion, sur son accent québécois, sur ses mouvements de bras saugrenus et sur ses fans abrutis (qu'un connard quelque part au Royaume-Uni imagine sarcastiquement être des "enfants obèses" ou des "grands-mères"), dès la moitié du second chapitre, j'étais fermement dans le camp de Dion, sans en connaître une note ; je me suis dit que la cible de telles piques enragées devait forcément faire quelque chose de bien.

Céline Dion, en effet, fait le bien. Elle réunit les gens par leur plus petit dénominateur commun. Car enfin, qu'espérer de mieux qu'un épanchement de sentiments et qu'une voix tonitruante qui vous immerge totalement ? Tous les autres goûts ne sont que des perversions, venus de gens à l'esprit tourmenté. Ces fous furieux sont si investis dans leur passion, qu'ils ne rêvent plus que de la pervertir pour en retenir le sel, pour retrouver encore le goût de la nouveauté. Ils se mentent à eux-mêmes, comme tous les passionnés de la Terre. Les œnologues fous recherchent les crus les plus rares, mais ce qui compte au bout c'est l'ivresse. Les fans de Game of Thrones en adorent les dialogues et les personnages tordus, mais tout cela deviendrait ennuyeux sans la promesse, qu'à la fin, de gros dragons moches brûleront tout. La subtilité, c'est un synonyme de la perversion. Et Céline Dion n'est ni subtile, ni perverse : elle est pure.

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