Autour de l'an 2000, le rap indé de backpackers s'est décliné et répandu presque partout aux Etats-Unis, mais il n'a jamais vraiment conquis sa partie Sud. Et pour cause : pour l'essentiel, il se voulait le contraire exact de la musique alors en plein essor dans les anciens Etats esclavagistes, une musique le plus souvent sale, sexuée, gangsta, synthétique et dansante, qui allait progressivement tourner le dos à l'héritage du hip-hop new-yorkais et à son boom bap. Au sein du très vaste Dirty South, seuls quelques rappeurs isolés de Floride pouvaient, à la rigueur, être rattachés au mouvement indé. Ainsi, bien sûr, que les CunninLynguists.

CUNNINLYNGUISTS - Will Rap For Food

A l'époque de leurs débuts, le groupe de Lexington dans le Kentucky, un Etat à la limite même entre Nord et Sud, n'était encore composé que de deux rappeurs, Deacon the Villain, et Kno, lequel assurait aussi l'essentiel des beats. Ensemble, ils transportaient loin de ses bases un rap aux saveurs très East Coast, qui laissait la part belle aux scratches et à la maîtrise du sample, ainsi qu'à l'art de la parole, aux exercices verbaux et aux punchlines, comme le soulignait leur nom même, un jeu de mot signifiant quelque chose comme "les linguistes rusés". Comme le voulait l'idéologie indé, les CunninLynguists aimaient s'en prendre au rap dominant, le violent et le matérialiste. Le titre ironique de leur premier album, Will Rap for Food (déniché dans une vidéo où Dr. Dre se moquait de son rival Eazy-E), l'indiquait, ainsi que quelques titres qui en étaient issus, comme "Funkinwichu", à la fin duquel le duo ironisait sur les labels Cash Money et No Limit, et "Thugged Out Since Cub Scouts", où il ridiculisait les rappeurs gangsta.

Il y avait donc beaucoup de sarcasmes sur Will Rap for Food, mais pas que. Les CunninLynguists donnaient également dans un rap ludique et bon esprit avec "Lynguistics", "Halfanimal", "Takin' the Loss", avec Jugga the Bully, et le posse cut "616 Rewind", avec Tone Deff, Sankofa, Kashal Tee et Celph Titled. Et quelques titres jouaient aussi de la corde sensible, rompant avec l'atmosphère joyeuse de l'ensemble : "Mic Like a Memory", à propos de la bouée de sauvetage qu'a été le hip-hop dans la vie des intéressés ; "Missing Children", avec Braille, sur la mort de quelques proches ; "Family Ties", sur leur abandon par des parents indignes.

L'atout de l'album, c'était aussi le travail de Kno aux sons. Moins bon rappeur que Deacon, il se rattrapait avec ses beats, multipliant les trouvailles : les cordes endiablées de "Lynguistics", le sample de Common sur "Mic Like a Memory" ou celui d'Eminem sur "Halfanimal", l'accordéon de "Thugged Out Since Cub Scouts", l'instrumental trip hop de "Not Guilty", le chant sépulcral de "Missing Children", la conclusion drum'n'bass que partageaient ce même titre et "Takin' the Loss". En comparaison de ses beats, le single "So Live!" produit par Celph Titled paraissait bien fade. Rien de plus logique donc, si par la suite, quand Mr. SOS puis Natti les rejoindront, Kno délaissera le micro et se focalisera sur la production, contribuant à faire des CunninLynguists l'un des rares groupes indé à sécuriser durablement sa place dans le paysage du rap.

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