Voici donc une figure paradoxale de la musique américaine de notre époque : au sein du collectif emblématique du rap le plus scandaleux d'aujourd'hui, un chanteur de R&B ; au côté de ceux que l'on a présentés comme les rédempteurs de l'underground, un artiste qui fraye avec Jay-Z, Kanye West, Beyoncé, et qui a même été le nègre à Justin Bieber ; auprès de rappeurs qui se sont approprié l'esprit Jackass, un songwriter dont on ne cesse de vanter la subtilité et la maturité ; enfin, proche de jeunes gens dont l'homophobie est un fonds de commerce, un homme qui s'est risqué à révéler ses penchants homosexuels.
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Enfin, risqué… pas tout à fait. Qu'il ait été impromptu ou calculé, le coming out qui a précédé la sortie de Channel ORANGE, premier véritable album de Frank Ocean, lui a aussi donné un bon coup de pub. Depuis quelques temps déjà, ça se présentait bien pour le chanteur : la hype autour d'Odd Future ; la réception favorable de la mixtape Nostalgia, Ultra, en 2011 ; des liens solides avec le show-biz ; un disque annoncé chez Def Jam, et distribué par le géant Universal. Cette lettre où le chanteur a révélé que son premier amour avait été un homme, cependant, a tout accéléré. Elle a lancé une vaste campagne médiatique sur l'homosexualité dans le hip-hop. Elle a donné à l'élite bohème progressiste le droit d'aimer le rap, ou tout du moins un artiste apparenté au rap. Elle a préparé l'accueil que la critique a réservé à ce disque : unanimement enthousiaste.
Les raisons du succès de Frank Ocean ne sont pas qu'extra-musicales, toutefois. Channel ORANGE, en effet, est bon, véritablement bon. Le chanteur californien, certes, joue le registre usé de la soul éternelle, de l'homme pris en tenaille entre religiosité et luxure, exposant ses tourments sur des guitares, cordes ou claviers luxuriants et harmonieux. Chantant d'une voix tantôt douce, tantôt hantée, parfois larmoyante, il investit le thème usé de l'amour déçu ("Thinkin Bout You", "Monks", "Bad Religion"). Cet album, cependant, n'est pas que l'énième tentative de revitalisation d'un genre disparu, ce n'est pas de la nu soul creuse. Il vaut plus.
A l'image d'un rap pourtant réduit à la portion congrue (ici, Earl Sweatshirt, là André 3000), cette soul là est plus urbaine que jamais, Ocean nous dépeignant sa ville, la mégapole de Los Angeles, en arrière-plan de ses récits. Il nous parle massivement de drogue ("Pilot Jones", "Crack Rock", "Lost"), tout comme le rap des années 2000 et 2010, et il dresse le portrait d'une société matérialiste ("Sweet Life", "Super Rich Kids", "Lost" encore), dans les deux cas sur un mode essentiellement critique, certes. Et bien sûr, des allusions à l'homosexualité, en léger filigrane sur trois titres ("Thinkin Bout You", "Bad Religion", "Forrest Gump"), abordent sous un nouveau jour le vieux thème de la lutte entre l'esprit et la chair.
Et puis naturellement, il y a la musique. Au tout début, à vrai dire, elle surprend peu. Avec le falsetto de "Thinkin Bout You", un "Sweet Life" très Stevie Wonder et un "Pilot Jones" façon Marvin Gaye, on avance en terrain familier. Mais à mi-route, le disque entre dans une tout autre dimension, quand survient un épique "Pyramids" de 10 minutes où Ocean établit un parallèle entre monuments antiques et boîtes de striptease. Il s'agit là du cœur de l'album, d'un morceau de choix qui, malgré son pathos débordant (un désœuvré se lamente que sa compagne soit contrainte de gagner sa vie en s'exhibant dans un strip club), séduit avec ses sonorités électroniques modernes, avec ses changements de rythmes et de tons.
Et la suite n'est pas mal non plus. C'est même un festival de grands titres, comme le très orchestré "Bad Religion", où Frank Ocean s'épanche sur ses amours perdues auprès d'un chauffeur de taxi, ou bien le délicat et déchirant "Pink Matter", où intervient l'immense André 3000. Cette fin n'est pas loin d'être irréprochable. Et si elle ne suffit pas à faire de Frank Ocean le messie ultime annoncé par les magazines les plus éloignés de la chose rap ou R&B, elle mérite qu'une toute petite signature se rajoute tardivement à l'assourdissant concert de louanges qui a accompagné la sortie de Channel ORANGE : FakeForReal.net.
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