Indépendamment du contenu, le but de cette initiative est louable. L'objectif de cet Audimat tout frais, en effet, c'est de combler un vide apparu dans la musique avec l'arrivée du Web. Doté d'une réactivité et d'une richesse multimédia inédites, ce dernier s'accommode mal, en revanche, des textes fouillés, du recul, de la distance. Et la presse papier, dans son ensemble, n'a pas su répondre à ce manque, préférant au contraire singer le Web en moins bien, plutôt que de le compléter. Pour discuter à froid de sujets de fond liés à la musique, il ne restait donc plus que quelques livres, jusqu'à ce que cette revue s'insère dans le paysage.

DIVERS - Audimat

Les Siestes Electroniques :: 2012 :: acheter cette revue

Audimat réinvestit une discipline qui a connu son âge d'or dans les années 70, mais n'a cessé de décliner depuis ; une discipline que l'on appelait alors "critique rock", mais qui s'applique désormais à bien d'autres musiques ; une discipline qui consistait à apporter du sens et des convictions à une sous-culture chaotique et agitée de courants contraires, à la documenter, à l'interroger, parfois même à la malmener, plutôt que de compiler détails factuels, avis consensuels et critiques superficielles directement copiées sur les dossiers promotionnels des artistes.

Pour parvenir à ces fins, c'est une belle brochette de penseurs et de critiques, issus de plusieurs pays, qu'ont rassemblés les instigateurs de ce projet, Guillaume Heuguet et Etienne Menu. Ce sont des gens connus pour leur hauteur de vue, comme l'Anglais Simon Reynolds, et d'autres moins célèbres mais en phase avec cette démarche d'intellos de la musique, invoquant les noms d'Adorno ou de Barthes, poursuivant en parallèle une carrière universitaire (Louis Picard), ou inscrivant leurs propos dans un discours néo-marxisant (Diedrich Diederichsen).

Les sujets abordés sont variés. Certains auteurs font un audit sur la musique en général (Diederichsen, Reynolds, Picard), quand d'autres se penchent sur des genres particuliers (Finney, Menu, Lestrade), sur les méthodes d'enregistrement (Purgas), voire sur un concept qui dépasse le domaine musical (Mauriès). Chez tous ou presque, cependant, on sent pointer une dose de nostalgie. C'est le cas quand Lestrade cherche à réhabiliter la Hi-NRG, ou quand Menu en fait de même avec le rap parisien du milieu des années 90, celui du collectif Time Bomb. Ca l'est aussi quand, plus ou moins explicitement, Diederichsen déplore la disparition de la critique musicale, Picard celle de la rareté en musique, et Reynolds, reprenant la thèse de son livre événement, Retromania, celle du futurisme en musique.

Aussi, certaines thèses exposées ici prêtent-elles le flanc aux critiques. Diederichsen, par exemple, milite pour les politiques culturelles ("il y en aurait beaucoup des changements, si du jour au lendemain les places d'opéra devenaient gratuites et illimitées…"), dont l'expérience montre qu'elles n'ont souvent consisté qu'à subventionner les loisirs des riches avec les impôts de tous. Et l'on pourrait se demander si la dénaturation des œuvres occasionnée par le re-mastering digital, que dénonce Purgas, n'est pas en fait dans l'ordre des choses, les cathédrales restaurées d'aujourd'hui n'étant après tout pas non plus celles que l'on a bâties au Moyen-Âge. Bref, comme souvent, intellectualisation rime avec réaction.

Et puisqu'Etienne Menu conteste à deux reprises les propos tenus dans un certain Rap, Hip-Hop, 30 années en 150 albums, on pourrait lui répondre qu'il survalorise les artistes qui ont accompagné ses premiers pas dans le hip-hop, qu'il force le trait quand il différencie l'écurie Time Bomb de ses aînés, qu'il est spécieux quand il conteste l'image "cité" de NTM, que le souci de quelques producteurs français de faire de beaux beats a été marginal et rarement concluant, et que l'accent mis sur la technicité du flow par ses rappeurs préférés, même s'il relève d'une meilleure compréhension de ce qui fait la spécificité du rap, se marie finalement très bien avec la vieille passion de la chanson réaliste française pour les textes, pour la science des mots, pour l'auteur-interprète, au détriment du tout musical.

Hormis l'interview de Patrick Mauriès, passionnante, qui nous expose la notion de camp (un mélange de théâtralité et de distanciation, que l'on retrouve autant chez Marlène Dietrich que chez Nico, Sade, The Blue Nile, Prefab Sprout et la disco), les points de vue défendus ici sont teints de passéisme et de donquichottisme. Tous ou presque sont contestables. Mais c'est précisément ça qui est bien. C'est un vrai bonheur pour tous les nostalgiques, les intellos et les vieux cons comme nous qui, à l'heure de Youtube et de l'accès gratuit, direct et généralisé aux œuvres, aimons encore débattre et nous prendre la tête sur la musique. Audimat se révèle parfait pour satisfaire cette perversité inoffensive. Vivement les prochains numéros.