Qu’il est ardu de juger sereinement un disque de Tupac Shakur. Le mythe est tel que le martyr du rap ne peut susciter que passion ou déraison, en sa faveur ou pas. Avant même sa mort tragique en 1996, dès ce Me Against the World propulsé en tête des ventes alors que le rappeur croupissait en prison, une première, il n’était déjà plus un homme, ni même un artiste, mais un héros de tragédie.

2PAC - Me Against the World

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Avant lui, d’autres s’étaient appuyés sur leur expérience de dealer à la petite semaine pour se réinventer sous les traits d’un gangster de roman. Chez 2Pac, toutefois, la séquence était renversée. Avec le succès, le rappeur s'était pris pour de bon pour son personnage, il collectionnait les frasques et les faits de délinquance, port d’armes, violence, agression sexuelle. Sous le patronage dangereux de Suge Knight, il devenait l’équivalent rap d’un Jim Morrison, confondant mythe et réalité, s’engouffrant dans une spirale néfaste qui ne pouvait que mener à son anéantissement, à une mort qui démultiplierait encore son aura.

Sur ce disque, tout était là pour que le culte se mette en place. La mort rodait déjà, dès une introduction qui revenait sur cette première agression qui avait bien failli lui coûter la vie à New York, et sur les titres morbides "If I Die 2Nite" et "Death Around the Corner", tous deux très bons. Et le rappeur claironnait, dans une ambiance paranoïaque, une volonté démesurée de braver les dangers ("Me Against the World," "Fuck the World"). Surtout, 2Pac incarnait ici une figure devenue familière : celle du voyou sensible, celle de la brute au cœur d’artichaut.

Que les gens qui se demandent encore comment le rap de gangster a pu séduire à ce point les enfants de la classe moyenne écoutent donc cet album : la portée des paroles y dépasse de loin le contexte du ghetto. Jusqu’à ras-bord, il est rempli de sentimentalisme, il est marqué par le romantisme de l’adolescence, avec ses idées noires ("So Many Tears", le très beau "Lord Knows"), sa nostalgie de l’innocence perdue ("Young Niggaz," "Old School") et ses amours ("Can U Get Away"). Et l’on n’oublie pas de citer ce "Dear Mama" bourré de pathos, archétype des morceaux innombrables que les vilains rappeurs consacreront en masse à leurs mamans.

Et la musique était dans les mêmes tons, qui s’appuyait sur les sons sirupeux du g-funk, et poussait loin le flirt entre le rap et un R&B affecté, avec ces voix féminines en pamoison. Ajoutés à cela sa gueule d’ange déchu et son torse nu d’Apollon, et 2Pac complétait à lui tout seul un profil de boys band. Un boys band du ghetto, qui jouera jusqu'au bout de son charme de canaille et de garçon perdu.