Le critique rock Simon Reynolds n'en finit plus de capitaliser sur le succès et sur la notoriété de son indispensable livre Rip It Up and Start Again. Après avoir réédité et enrichi son histoire de la rave culture (Energy Flash), après avoir proposé une compilation de ses articles (Bring the Noise), le journaliste anglais a sorti un autre livre début 2009, présenté comme un complément indispensable à son ouvrage de référence sur le post-punk. Et de fait, indispensable, Totally Wired l’est bel et bien.

SIMON REYNOLDS - Totally Wired

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A premier abord, pourtant, ça sent quand même franchement les fonds de tiroir et le recyclage. Reynolds n’a rien livré de vraiment neuf ici. Il s’est contenté d’y transcrire 32 des nombreuses interviews qui lui ont permis de bâtir Rip It Up…, puis il les a agrémentées d’articles consacrés au même sujet que le livre, mais écrit avant ou postérieurement, avant de clore le tout par un entretien avec lui-même, toujours au sujet de l’après-punk et de ce qu’il a pu écrire à son propos.

Personne ne sera donc surpris de voir Totally Wired ressasser des faits et des idées largement développés dans Rip It Up… : cette volonté de rupture qui s’est retournée contre le punk lui-même ; ce désir de s’affranchir du rock dans ce qu’il avait de plus blanc, de plus macho, de plus américain ; l’importance capitale à cette époque des démarches et préceptes échappés des écoles d’art ; l’émergence au début des années 80 d’une new pop qui serait en partie le contraire du post-punk, mais qui ne s’explique et ne se comprend pas sans lui. Et ainsi de suite.

La lecture de Totally Wired prend parfois l’allure d’une longue révision, mais l’ouvrage va tout de même au-delà. Parce qu’il revient directement à la matière brute avec ces interviews de personnalités aussi diverses que John Peel, Green Gartside, Jah Wobble, David Byrne, Edwyn Collins ou le producteur Trevor Horn, il multiplie les nuances et les points de vue, il raconte une histoire plus complexe, plus touffue et moins artificiellement linéaire que celle relatée dans Rip It Up…

Cela est rendu possible parce que Reynolds est un bon intervieweur. On décèle dans ses questions les thèses, les problématiques et les axes qui structureront son livre sur le post-punk, mais il ne les impose à ses interlocuteurs. Il sait les écouter, les relancer sur les détails qui font tilt afin qu’ils livrent le fond de leur pensée.

Quelquefois seulement, Reynolds teste ses idées, invitant à lui emboiter le pas des artistes trop contents de se retrouver dans le portrait flatteur qu’il dresse de l’après-punk. Mais ses thèses peuvent aussi bien lui être renvoyées dans la figure, comme au cours de cette interview savoureuse avec David Thomas, où le chanteur de Pere Ubu le réexpédie gentiment dans ses 22 de petit intellectuel anglais, avec, il est vrai, une dose carabinée de mauvaise foi et d’esprit de contradiction :

Why is there a split? You want there to be a split, but there isn’t one. How many minutes ago did we talk about the genesis of the Midwestern sound? That it’s a combination of pure sound elements and hard rock. We don’t see that they’re separate. This is a corollary of the inability of most foreigners to understand the nature of rock music (p. 63).

Ces témoignages s'avèrent d’autant plus précieux que certains interviewés sont décédés depuis (John Peel, Tony Wilson, Nikki Sudden), et qu’ils dévoilent un monde musical où l’on saisit mieux le continuum entre le punk et le post-punk, voire plus tôt avec le glam rock. On en voit d'autres, en revanche, sauter par-dessus les cases punk et post-punk et passer directement des 70’s à la synth pop, du classic rock à la pop pour yuppies du début des années 80, sans reconnaître au punk d’autre vertu que d’avoir ouvert les portes et permis l’émergence de nouveaux talents. On y voit aussi les adeptes d’une new pop propre et sophistiquée rejeter ce que le punk avait de plus intello, ainsi de Phil Oakey :

I liked punk but I resisted it. It was a bit intellectual for me maybe. The bands I felt the most affection towards ever are probably Slade and The Ramones – just the idea that there’s no pretension whatsoever (p. 280).

Reynolds lui-même n’est pas le dernier à apporter des nuances, notamment dans cette interview, la plus captivante de Totally Wired, où il répond aux objections que d’autres ont faites sur son ouvrage. Il y reconnaît avoir forcé le trait et exagéré la singularité du post-punk, dans le but louable de réhabiliter des artistes sous-estimés dans l’historiographie rock ou dans la mythologie punk (à voir, on ne peut pas dire que Joy Division, les Talking Heads, voire the Fall, aient été particulièrement oubliés...). Il relativise aussi la rupture entre le punk et le post-punk, et nie ce mépris qu’il semble montrer pour le punk rock première mouture :

Post-punk wasn’t the repudiation of punk, just as postmodernism is not the rejection of modernism. The ‘post’ doesn’t signify you’ve jettisoned the preceding set of ideas, but rather that you’re complexifying those ideas, exploring the gaps and interrogating the hidden assumptions. But absolutely, “you’re” right, the ‘punk’ in post-punk was absolutely crucial (p. 414).

Simon Reynolds avoue aussi avoir concocté sa propre définition du post-punk, et être allé bien au-delà de ce que le terme proprement dit recouvre habituellement. Certains artistes traités par lui, notamment les Américains (aux US, à l’exact opposé du UK, le punk arty a précédé le punk bourrin), Suicide, Pere Ubu, Devo, étaient même pre-punk plutôt que post-punk. De fait, l’auteur confirme qu’il a fait entrer dans sa définition quasiment tout ce qui, de 1976 à 1984, a été punk sans être punk rock (soit, quand même, une bonne part du genre, sinon sa majorité) :

The way I loosely defined it was: groups that had been catalyzed by punk but didn’t sound ‘punk rock’ in the classic Pistols/Clash sense (p. 408).

On comprend mieux la raison de ce choix quand Reynolds retrace la genèse de Rip It Up…, quand il confie qu’à l’origine, lui trottait dans la tête l’idée d’un livre consacré à la “diaspora punk”, à cette infinité de mouvements descendus du punk ou se réclamant de lui, et qui se prolongeraient bien au-delà du début des années 80, englobant le hardcore américain et se poursuivant jusqu’au grunge. Mais au début des années 2000, le revival post-punk d’alors (Liars, Franz Ferdinand, Bloc Party, Interpol, etc.) l’a conduit à recadrer son projet sur la fin 70's / début 80’s.

Cette conception en deux étapes explique pourquoi l’unique défaut de Rip It Up… est d’être un livre bâtard, qui prétend à tort parler du seul post-punk, mais dont le sujet est plus généralement la new wave, abordée par Reynolds de façon partiale et partielle, en fonction de ses émois de l’époque, quand lui et d’autres croyaient encore au pouvoir de la musique. D'où ces multiples passages très Madeleine de Proust, comme le texte qu'il consacre à PiL et à sa découverte de Metal Box, ou son évocation de cet âge d’or perdu où la musique était encore un bien rare :

… you had to wait for the record to arrive in your local shop ; you had to wait until 10 p.m. for Peel; you had to wait for Top of the Pops and the off-chance a cool band would be featured. And you had to wait for the weekly music papers to arrive in WH Smith. The day the new issues of the music press came out was the best day of the week. They were like little capsules from a world where all the excitement and all the ideas were (p. 416).

Reynolds conclue que Rip It Up… est son ouvrage le moins intellectualisant. Et il a raison. Cette anthologie nostalgique d'une époque est même son livre le plus autobiographique. Voici pourquoi Totally Wired lui est indispensable. Au vécu d’un seul homme, à ce qu’il retient d’une période effectivement très riche pour la musique, il ajoute celui tout aussi intense de 32 de ses acteurs de premier plan.