C'était à la fin des années 90. S'inscrivant contre l'imagerie gangsta et et le matérialisme qui en étaient venus à dominer le genre, une partie du hip-hop se voulait adulte. Ses adeptes se voyaient comme les continuateurs naturels de la tradition revendicatrice des musiques noires, ils proclamaient la nécessité d'un rap "conscient", pour reprendre le terme qui s'était imposé à l'époque. Tout cela se déroulait en même temps que la vague rap indé, et souvent de concert avec elle. L'album clé du genre, celui de Black Star, n'était-il pas sorti chez Rawkus, le label qui avait révélé Company Flow ? Pourtant, même si ces deux tendances marquaient une nouvelle ère pour le hip-hop, elles n'étaient pas de même nature.

JAZZ LIBERATORZ - Clin d'Oeil

Kif Records :: 2008 :: acheter cet album

Le rap indé était mû par une volonté de s'affranchir du clacissisme rap, d'en faire exploser les formes, en s'acoquinant avec d'autres genres. Le conscious rap, au contraire, creusait encore la veine exploitée par le jazz rap et Jazzmatazz, et par l'afro-centrisme d'A Tribe Called Quest. Il restait dans le cadre du boom bap. Il retournait en arrière, avant même "The Message" et le rap politique de Public Enemy, pour mieux ancrer le hip-hop dans la soul, le jazz et leurs thèmes de prédilection : engagement et spiritualité. Outre Mos Def et Talib Kweli, outre The Roots aussi dont le Things Fall Apart a marqué cette époque, les tenants de ce "hip-hop conscient" s'appelaient J-Live, Asheru et Blue Black, ou les rappeuses T-Love et Apani B. FLy Emcee. En France aussi, le genre a eu ses descendants. Un Abd El Malik, un Oxmo Puccino ou un Kery James par exemple, n'ont-ils pas participé à cette grande mais néfaste ambition de faire du rap un genre adulte ?

Dix ans plus tard, cet adult rap n'est pas mort. C'est ce que montre Clin d'Oeil, entreprise transatlantique lancée par trois DJ's de Meaux, Damage, Dusty et Madhi, avec le renfort de plusieurs des figures citées plus haut et de quelques vétérans assagis du rap d'il y a 15 ou 20 ans, comme Buckshot de Black Moon, Sadat X de Brand Nubian, Fat Lip et Tre Hardson de The Pharcyde. Mais avec ce disque de rap chiadé et prestigieux proposé par nos trois Jazz Liberatorz, ce sont aussi tous les clichés de ce genre réactionnaire et rétrograde qui refont surface.

Le jazz y est sacralisé, ce qui aboutit autant à sa fossilisation qu'à sa glorification, via une citation respectueuse des grands noms du genre, et des sons sans élan ni surprise. L'identité française est revendiquée de ci de là, et vient réveiller la fibre francophile qui sied au genre (ah la France, sa résistance au conservatisme américain, l'accueil qu'elle a réservé aux jazzmen des années 50....). Mais tout cela est, au fond, une messe sans la ferveur, une célébration dans l'ennui.

Ce rap pour fans vieux et sérieux satisfait l'esprit de conservation et la soif de considération, davantage qu'il n'excite les papilles. Bien entendu, est-il besoin de le rappeler, l'avis de l'auteur de cet article n'engage que lui-même. Ceux qui, nombreux déjà, auront trouvé leur compte avec les Jazz Liberatorz n'en auront cure, et ils auront raison. N'entrons pas dans le domaine des croyances, l'opinion exprimée ici est éminemment personnelle. Mais elle est aussi sans ambiguité : ce disque, à maints égards, c'est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire.