Vous connaissez Ursula Rucker. Mais vous n'êtes pas encore persuadé que son spoken word sensible tienne la route sur tout un album. Cette chronique de Supa Sista n'aura donc d'autre but que de vous contredire.

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Vous connaissez Ursula Rucker. Forcément. Soit vous aimez le rap, et vous l'avez découverte sur les trois derniers albums des Roots. Soit vous n'aimez pas le rap, et vous avez entendue la poètesse de Philadelphie sur "Loveless", un des titres du Two Pages de 4 Hero. Dans les deux cas, vous l'avez appréciée, mais vous n'êtes pas persuadé que son spoken word sensible tienne la route sur tout un album. Cette chronique de Supa Sista, sa première oeuvre solo, n'aura d'autre but que de vous contredire.

Premier atout, la poètesse a convoqué une ribambelle de producteurs pour habiller ses textes et pour se balader entre les genres avec aisance. L'ambiance générale du disque est acid jazz, mais quelques exceptions viennent relever cette sauce musicale estampillée 90's et qui s'est si souvent déclarée insipide. 4 Hero viennent ainsi rendre la pareille à la poètesse sur "What?", un titre d'n'b dans l'esprit du premier CD de Two Pages. Juste ensuite, "Digichant" joue la carte de l'expérimentation pendant que Rucker s'interroge sur la technologie ("are we gonna utilize it, or become it?"). Puis surviennent des percussions indiennes, le temps de "Philadelphia Child". Un peu plus tard, c'est une simple guitare acoustique qui l'accompagne sur "Supa Sista".

Ursula Rucker elle-même ne se cantonne pas à un genre. Sur la première plage, elle surprend son monde en laissant la place à un alter ego masculin (Daniel "Gravy" Thomas) qui se demande où sont passés les romantiques. Puis elle intervient, mais en changeant systématiquement de registre, rappant, récitant, parlant, scandant, chantant. Elle se livre même à un petit exercice folk sur l'agréable "Supa Sista". D'autres personnes viennent parfois lui prêter renfort, mais toujours discrètement. Les thèmes abordés, variés, ne sont pas surprenants (la condition féminine, l'état des musiques noires, des histoires d'amour déçu, des réflexions sociales), tous appartiennent au registre "conscient" de mise ces temps-ci. Mais la justesse en plus et les clichés en moins.

Il n'y a qu'à juger le dernier et plus beau titre de l'album, "Song for Billy", sur l'essentiel : les paroles. Ursula Rucker y décrit le viol d'une adolescente devant une mère complaisante, avec les qualités des vrais poètes : la concision, la pudeur. Elle use sans abuser des métaphores adéquates. Ainsi compare-t-elle l'agression sexuelle de l'enfant à une offrande, à un sacrifice religieux, à la fois tragique et magnifique. Et quand il faut restituer toute l'horreur de la situation, voici ce que la poètesse, plus directe et plus crue, déclare : "innocent orifice, to young to produce woman juice, too tiny, too dry, too clean, just a baby hole, not big enough, but a hole is just the same" ("innocent orifice, trop jeune pour produire du jus de femme, trop petit, trop sec, trop propre, le trou d'un bébé, pas assez gros, mais finalement rien qu'un trou").

Tout le long, Ursula Rucker semble hésiter, comme retenue par le silence douloureux et résigné imposé par la mère. Mais elle revient sur ses paroles, s'enhardit, pour mieux suggérer la grandeur de l'outrage : "des hommes, non, pas des hommes, des monstres" ; "même pas une femme, même pas une adolescente, même pas une enfant". Et ce jusqu'à la fin : "et maman ne sera plus jamais dans le besoin, et tout le monde est heureux, n'est-ce pas ? Tout le monde est heureux, n'est-ce pas", comme pour mieux signifier l'irréparable. Et la musique dans tous ça ? Discrète, fine, adéquate, elle sert à merveille un titre qui n'est rien de moins que le plus juste et le plus touchant de cette année.

Ursula Rucker n'est donc pas que le faire-valoir intello de tel ou tel artiste hip hop ou non. En véritable musicienne, elle sait que les bons albums sont un mélange d'éclectisme, de cohérence et de sobriété. Et elle sait les faire. Que vous aimiez ou que vous n'aimiez pas le rap, vous devrez très prochainement vous en rendre compte.