Depuis quelques temps, on semble réaliser à quel point Speaker Knockerz a compté dans l'évolution du rap. Son nom n'est pas encore inscrit en lettres de marbre sur le grand monument du hip-hop, mais il est parfois avancé pour parler des transformations de cette musique dans les années 2010. David Drake et Alphonse Pierre, deux des critiques les plus avertis d'Amérique, ont écrit des papiers en l'honneur du rappeur. Il a bénéficié sous diverses formes de la reconnaissance des plus grands, de Gucci Mane à Kodak Black. Lil Uzi Vert, Denzel Curry et Ty Dolla $ign lui ont rendu hommage sur leurs morceaux. Et celui qui est une star depuis le succès de "The Box", Roddy Ricch, a dit que sa musique n'aurait pas existé sans lui.

SPEAKER KNOCKERZ - Married to the Money

Tout, chez Speaker Knockerz, représente l'époque où il a vécu, à commencer par la façon dont il est apparu. Bien que né dans le Bronx, Derek McAllister a grandi à Columbia, en Caroline du Sud, loin des centres névralgiques du rap. Pour se faire connaître, il a donc imité son idole : comme Soulja Boy, il a exploité les ressources d'Internet. Il a distribué ses sons par cette voie, devenant un producteur de type Soundcloud rap avant même que le terme n'existe. Cela l'a conduit à offrir à Meek Mill une version manipulée du beat du "Tony Montana" de Future, pour sa mixtape Dreamchasers. Il a conçu aussi le son du "Dope Got Me Rich" de French Montana. Et il a produit d'autres titres encore (notamment le "Re Up" de Gucci Mane), dont plusieurs figurent en bonus sur Married to the Money, l'une de ses deux mixtapes culte de 2013.

Sa carrière de rappeur, et non plus seulement de producteur, Speaker Knockerz la doit aussi au Web. Il a inondé les réseaux sociaux de ses morceaux, et c'est grâce aux chorégraphies sur Youtube de Lil Kemo, chef de file à Chicago de la scène bop, qu'ils ont commencé à se répandre. Puis Toni Romiti, issue comme lui de Caroline du Sud, a pris le relai sur Vine en faisant semblant de chanter sur ses morceaux, notamment "Lonely", son plus grand succès.

Speaker Knockerz est aussi reconnu, a posteriori, comme l'un des grands promoteurs de cette mélancolie rappée de manière à la fois robotique et mélodique popularisée par Future, puis reprise par les rappeurs drill emmenés par Lil Durk, l'un des grands marqueurs de la décennie. Il est l'un de ceux qui ont transformé les petites ritournelles faussement stupides de Gucci Mane en chantonnements de machine triste. Married to the Money, la mixtape mentionnée plus haut, le démontre bien. Son premier titre, "Weekend", est une rengaine entêtante sur sa capacité à faire de l'argent sale en semaine, puis à le dépenser en filles pendant le weekend.

Comme chez le maître, la musique est faite de mélodies répétitives, avec juste ce qu'il faut de clins d'œil pour rompre la monotonie, comme quand sur "All I Know", Speaker Knockerz recycle les notes de "Tony Montana" pour évoquer le héros de Scarface. Il excelle dans cette formule, comme avec le tube "Money", proprement irrésistible, ou plus tard sur "Bands". Mais à l'inverse de Gucci Mane, qui vaille que vaille continue d'être un rappeur, la voix de Speaker Knockerz suit la même tendance que sa musique avec ses chantonnements simplets et addictifs.

Et si parfois, les filles sont traitées sur le mode habituel, comme des commodités que l'on s'offre avec de l'argent, si elles sont des stripteaseuses auxquelles on balance du cash sur "Freak Hoe", si elles sont même des sources de nuisance sur "Annoying", quelques autres moments, comme "You Got It" et "Games", parlent de sentiments et de chagrins d'amour. Les mélodies de Speaker Knockerz sont entêtantes et minimalistes, mais son registre thématique est large. Il le montre quand il s'adonne à un long storytelling, avec les deux volets de "Rico".

Ah, et aussi, puisqu'il a été irrémédiablement de son époque, Speaker Knockerz a connu le même sort que d'autres rappeurs influents et prometteurs : il est mort à l'âge bien trop jeune de 19 ans. En 2014, on l'a retrouvé mort dans son garage, près de sa Camaro, victime d'une crise cardiaque dont les causes, jamais éclaircies, pourraient bien être une ingestion irraisonnée de sirop à la codéine. Il ne laissera donc derrière lui (outre un album posthume inégal) que ses deux mixtapes de 2013, pinacles d'une carrière jamais vraiment commencée.

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Outre David Drake et Alphonse Pierre, cet article doit beaucoup à la vidéo suivante :