La carrière de Freddie Gibbs connaît plusieurs époques. D'abord les années 2000, quand le rappeur originaire de l'Indiana se relocalise à Los Angeles, quand après un contrat avorté avec Interscope, il se fait un nom sur le circuit des mixtapes, avec notamment The Miseducation of Freddie Gibbs et Midwestgangstaboxframecadillacmuzik, toutes deux sorties en 2009. Puis il y a la phase CTE, quand il devient un protégé de Young Jeezy, intégrant son label et s'illustrant sur son très bon The Real Is Back 2. Enfin, arrive la collaboration avec Madlib, entamée par trois EP sortis de 2011 et 2014, et consacrée par le succès critique réservé à Piñata, un album où Freddie Gibbs tourne définitivement la page Jeezy, s'en prenant vertement à lui sur "Real".

FREDDIE GIBBS & MADLIB - Piñata

A première vue, il s'agit là d'un mariage des contraires. Certes, Madlib l'esthète jazzy, l'artiste sophistiqué, l'amateur et le manipulateur de vieux sons pêchés dans les profondeurs musicales des années 70, n'en est pas à sa première alliance. Avant MadGibbs, il y a eu Jaylib, et bien sûr Madvillain, dont l'album est sorti dix ans pile avant Piñata. Mais ses collaborateurs d'alors, Jay Dee et MF Doom, proviennent peu ou prou de la même scène, celle d'un rap underground aux préoccupations essentiellement artistiques. Alors que Freddie Gibbs, lui, est un indécrottable gangsta, comme le signifient le titre original de l'album (Cocaine Piñata), ce "Supplier" tout en percussions où il parle d'emblée de deal de drogue, un hymne de thug tel que le rude "Uno", l'ode à sa cité d'adoption Los Angeles sur "Lakers", et ses références diverses au film Scarface.

Cependant, il est un gangsta à l'ancienne. Il est un héritier des grands Raekwon et Scarface, qui tous deux gratifient Piñata de leur présence. Il est un artisan des mots à l'impressionnante maîtrise verbale, qui partage sur un ton sérieux sa sagesse de la rue, avec des sentences telles que "life's a bitch, I was a virgin, hope she let me fuck" ("la vie est une chienne, j'étais vierge, j'espérais qu'elle me laisse la baiser", sur "Scarface"). Il est un chroniqueur du ghetto, qui dépeint une société afro-américaine tentant vaille que vaille de trouver du bonheur dans le trou merdeux auquel elle est condamnée ("Shitsville"). Freddie Gibbs est un délinquant froid, pessimiste et terre-à-terre, qui avec Raekwon décrit ses activités de manière sinistre ("Bomb"), qui avec Scarface, parle d'une vie vouée au crime, quand bien même son père était policier ("Broken"), et qui sait que l'abus de stupéfiant a un revers, comme il l'exprime sur "High", accompagné par un grand drogué devant l'éternel, Danny Brown. Il est surtout un rappeur à la versatilité telle qu'il sait apprivoiser n'importe quels beats, ceux, tapageurs et éclatants, dans le style de Young Jeezy, mais aussi ceux, plus délicats et compliqués, du producteur californien.

Le problème éternel avec le style Madlib, c'est qu'il perd souvent en impact ce qu'il gagne en subtilité. C'est que sa formule tourne parfois à vide. Qu'avec ses instruments chauds aux saveurs vintage, elle vire souvent à la musique d'ascenseur. Mais avec Piñata, Freddie Gibbs a su faire son marché. Il a choisi ceux qui lui convenaient le mieux parmi la collection de beats proposés par le producteur, il s'est exprimé dessus, puis il a laissé à l'autre le soin de fignoler le résultat. Et au terme de ce processus collaboratif sommaire, le rappeur offre à ses récits de délinquance urbaine, comme "Scarface", la bande-son de type Blaxploitation qui leur sied.

Les morceaux les plus puissants, cependant, demeurent ceux qui sont sortis les premiers, ceux qui ont fait monter la sauce avant même la sortie de Piñata. Parmi eux figurent "Deeper", une histoire d'amour qui finit mal, sublimée par un sample de violon accéléré, à propos d'une fille qui a quitté Gibbs pour élever leur enfant dans un univers préservé de la délinquance. Et puis bien sûr il y a ce splendide "Thuggin" où, sur un sample obscur, le rappeur philosophe sur son irrémédiable condamnation à une vie criminelle. C'est avec de tels temps forts que l'homme de l'Indiana consolide sa position dans le panthéon du rap. Il y a sa place, comme l'indique ici la présence des rappeurs du moment, Mac Miller, TDE et compagnie (Ab-Soul, BJ the Chicago Kid), ou Odd Future et ses affiliés (Earl Sweatshirt, Domo Genesis), notamment sur l'éclatant posse cut final. Piñata, pourtant, n'est pas forcément le meilleur projet de Freddie Gibbs. Mais il est son plus important, celui grâce auquel, au terme de ses différentes phases, il assoit son statut.

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