Le magazine Art Press se permet quelquefois, le temps de ses hors-séries, de faire le point sur tel ou tel phénomène culturel ou musical. Après la techno il y a peu, c’est au tour du hip hop de bénéficier d’un savant état des lieux le temps d’un numéro spécial sorti en 2000.

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Le magazine Art Press se permet quelquefois, le temps de ses hors-séries, de faire le point sur tel ou tel phénomène culturel ou musical. Après la techno il y a peu, c’est au tour du hip hop de bénéficier d’un savant état des lieux le temps d’un numéro spécial sorti en décembre 2000. Grosse frayeur évidemment, puisque 99% des entreprises de ce genre se sont caractérisées à ce jour par l’ineptie la plus fatale. Au crédit d’Art Press, il faut toutefois reconnaître que le sommaire est cette fois excessivement alléchant, et que les intervenants choisis pour chacun des 16 articles maîtrisent dans l’ensemble leur sujet, même s’ils ne traitent pas toujours du hip hop en tant que tel.

Un problème assez gênant demeure malgré tout avec ce hors-série sur les territoires du hip hop. A première vue, le magazine, ou ses intervenants, n’ont pas exactement ciblé leur public potentiel. Quelques articles sont par exemple bien souvent trop érudits pour que le lecteur moyen du magazine qui n’a jamais été fan de hip hop puisse en tirer un enseignement. Ainsi le texte sur le Bomb Squad, collection de critiques assez poussées des titres les plus représentatifs de ces concepteurs sonores, n’explique malheureusement que très brièvement qui étaient ces gens, quels sont leur histoire et le contexte dans lesquels ils sont intervenus. A l’inverse, d’autres articles regorgent de faits et adoptent le mode du récit historique, mais demeurent purement factuels, donc un peu lourd pour des néophytes : ainsi celui censé traiter des rapports entre "Hip Hop et Danse Contemporaine", et, dans une moindre mesure, celui sur "Cinéma et Hip Hop", tous deux du même auteur.

Et si de son côté, le fan de hip hop bénéficie d’une approche théorique de son objet de prédilection, celle-ci n’est pas toujours assez démonstrative. C’est le cas du plus prometteur des articles, consacré à l’afro-futurisme et signé François-Xavier Hubert, qui regorge de pistes et d’informations (citer Mike Ladd, Anti-Pop Consortium et Rubberoom aboutit forcément à un propos intéressant), mais demeure peu structuré. Sans doute faudra-t-il se référer à son mémoire universitaire Afrofuturism Recontextualized : From Sun Ra to Carl Craig, 1960-2000 pour bénéficier d’un traitement plus abouti du sujet.

L’autre inconvénient est, trop souvent, le recours à un style qui se veut littéraire, et donc pédant, impropre et faisant office de cache-misère. Ca n’est pas du poujadisme intellectuel, argument aussi convenu que ce qu’il dénonce, que d’observer que certains articles de Territoires du Hip-Hop auraient pu être plus intelligibles à moindre frais. Ainsi les textes de Kodwo Eshun et Greg Tate, sur lesquels le traducteur (le même dans les deux cas) a sans doute pris le pas, tant ils se ressemblent : les originaux devaient être déjà bien trop ancrés dans l’anglais pour risquer une version française. L’effort de traduction ne valait d’ailleurs pas forcément la peine, "Les Quinze Bonnes Raisons de Croire en l’Avenir du Hip Hop" ne traitant qu’imparfaitement du sujet (en tous cas beaucoup moins bien que le dernier paragraphe du fameux Ego Trip’s Book of Rap Lists). Le hip hop est la continuation supramusicale du jazz, nous dit-on. Certes, mais après, est-ce en soi une garantie de survie ?

En fait, sur les trois quarts de l’ouvrage reviennent les mêmes questions : qui ce hors-série vise-t-il et que compte-t-il lui apprendre ? L’un des seuls à avoir eu semble-t-il une idée assez claire du public visé et de ses attentes est ni plus ni moins qu’Olivier Cachin. Habitué à s’adresser au grand public, ce dernier pond un texte clair et bien écrit sur l’antagonisme géographique en matière de rap (New-York contre Los Angeles, Paris contre Marseille). Evidemment, il en profite pour perpétuer sa passion coupable pour le rap français (cette vieille scie idiote selon laquelle la copie tendrait à rattraper l’original), et lancer quelques pics à ce méchant underground parisien qui méprise les Marseillais. Mais un homme qui collabore à Picsou Magazine ne peut pas être tout à fait mauvais. Autre texte consacré principalement au rap français, "Flow et Cash Flow" fait preuve du même souci didactique.

Pas plus originale, mais plus intéressante, la préface de Christophe Kihm, "Territoires du Hip-Hop", est un autre des articles vraiment cohérents du hors-série. Son auteur refuse de dissocier le genre de son origine purement afro-américaine et inscrit son analyse du hip hop dans le cadre de l’Atlantique Noire, thèse développée par Paul Gilroy, professeur de sociologie à l’université de Yale, et qui prolonge en quelque sorte le thème senghorien de la négritude. Cette préface légitime d’avance les articles à venir sur le vieux thèmes du singe vanneur ("Le Singe Vanneur Expliqué à Ta Mère"), sur les "hustlers" ("Un Hustler en Action"), sur l’afro-futurisme ("Welcome to the Afterfuture"), ou sur la façon commune qu’ont le rap, la soul, le reggae et d’autres musiques noires de dépasser les limites imposées par le langage en recourant à la musique, aux onomatopées et à l’interaction avec le public ("Les Limites du Langage").

Et finalement, ce sont ces articles qui permettent le mieux de cerner à quel public ce hors-série d’Art Press tente de s’adresser. Présentant à raison le hip hop comme le dernier avatar des musiques noires, avec peut-être le fric et la technologie (et encore, celle-ci est là de longue date comme le montre l’article "Technologie et Savoir-Faire Humain") en plus, ils nourrissent un peu plus la mode pour la culture afro-américaine qui sévit actuellement au sein de l’élite intellectuelle, et dont le hip hop n’est qu’un élément parmi d’autres. Cette approche est malheureusement un peu tardive. Comme Christophe Kihm le reconnaît lui-même, le hip hop, devenu dominant, investit et reproduit aujourd’hui l’ensemble des champs traditionnels de la pop culture, et s’émancipe très largement (que cela soit néfaste ou profitable, peu importe) de ses origines.

De façon très salutaire, l’article "In God we Trust" de Grégory Protche (sans le moindre le doute le meilleur du hors-série), qui en appelle à Frantz Fanon contre Leopold Senghor, rappelle tout ce que le terme même de musiques noires a de faux et de fantasmé : "… avant d’être une musique noire, le rap est une musique américaine, tout comme les rappeurs, avant d’être noirs, sont américains : des Américains noirs". Dans le même élan de démythification salutaire, l’auteur démontre ce que la démarche de Chuck D et des rappeurs conscients en général a de naïf, et s’attaque sauvagement à la figure de Marcus Garvey, qu’il dépeint comme un sot raciste doublé d’un démagogue. Mos Def et Talib Kweli n’ont qu’à se rhabiller.

De fait, l’héritage noir du hip hop ou, pour être bien plus exact, celui de la période esclavagiste, a beau être décisif pour le genre et les cultures attenantes, il n’est qu’un de ses éléments parmi bien d’autres, auxquels la fierté black et la mauvaise conscience blanche accordent à tort une importance disproportionnée. Alors pourquoi s’intéresser à la résurgence du thème du singe vanneur et de Staggerlee dans le gangsta rap, genre qui date de plus de 10 ans et n’est plus franchement représentatif du hip hop en 2000 ?

Aujourd’hui, d’autres questions s’imposent à ceux qui ne peuvent s’empêcher de débattre sur le hip hop. Notamment, sur les raisons de son succès. Est-ce l’approche musicale (et extra-musicale, le hip hop étant bien plus qu’une bande-son) des communautés noires américaines qui est devenue universelle, à l’instar de l’épidémie de Jes Grew décrite par Ishmael Reed dans Mumbo Jumbo (archi-classique de la littérature afro-américaine également mentionné par Kihm) ? Ou est-ce un leurre de ramener coûte que coûte le hip hop à la matrice culturelle afro-américaine ? Et enfin, quelle est sa définition ? Le hors-série propose en effet de traiter des territoires d’un phénomène culturel mais sans prendre la peine d’en délimiter les frontières. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : en 2000, les territoires du hip hop sont bien plus vastes que ce que décrit ce hors-série d’Art Press, aussi intéressants soient ses articles.