ABCDR DU SON – 1990-1999 – Une décennie de rap français
On revient toujours à son premier amour. Et pour l’ABCDR du Son, comme pour tant de gens de la génération de ses fondateurs, celui-ci est le rap français des années 90. Les gens du fameux magazine en ligne lui ont fait de nombreuses infidélités. Ils ont suivi et rendu compte de ce que leurs petits frères et leurs petites sœurs ont fait après. Ils se sont souvent intéressés – et c’est heureux – à leurs modèles américains. Mais comme beaucoup, ils ont gardé de la nostalgie pour ce qui a allumé la flamme de leur passion. Et en 2023, ils ont fini par la réanimer à travers un très bel ouvrage.
L’ABCDR a toujours accordé de l’importance à la forme. Et cette fois encore, il le démontre, avec une publication au format « beau livre », qui est vraiment, pour de bon, un beau livre. Ils sont très attachés au rap français des années 90, et ils ont voulu le lui prouver, avec ce grand objet coloré fourni en dessins et en photos, bénéficiant d’une somptueuse mise en page. 1990-1999, une décennie de rap français est l’une des monographies les mieux ouvragées qui ait existé, à propos du rap. La forme a tellement compté dans cette entreprise que cela s’est fait au détriment de la praticité. Les gens comme moi, ceux-là même qui ont vécu leur jeunesse au cours de ces fameuses années 90, doivent parfois fournir des efforts. Cette chose lourde et massive, qui n’entre même pas dans les rayons de la bibliothèque, fatigue les bras si on cherche à la lire comme un livre de poche. Et ses caractères sont pénibles à lire pour qui a une vision déclinante, tant ils sont petits.
Car l’ABCDR, bien entendu, ne s’est pas contenté de soigner la forme. Composés de commentaires, de critiques comme de témoignages, les textes sont tassés, denses, nombreux, en plus d’être bien écrits. Il y en a pour son argent, avec ce gros pavé. Si, au lieu de piocher dans 1990-1999, une décennie de rap français en fonction des envies du moment, il vous prend le désir de le lire d’un bout à l’autre, il faudra prévoir de nombreux jours. Les auteurs ont voulu rendre hommage au rap français de cette époque, alors ils l’ont fait dans le détail, ils ont retourné cet âge de fond en comble.
Parce qu’ils sont complétistes, ou par démarche purement personnelle, celle qui consiste à n’oublier aucun des acteurs du rap français qui ont compté pour eux, les auteurs parlent de tout. Des stars et de références plus pointues. Mais ils veulent aussi qu’on se souvienne des deuxièmes ou des troisièmes couteaux du rap français. Quitte, comme le veut l’honnêteté qui est une autre grande qualité de l’ABCDR, à admettre qu’une œuvre a mal vieilli ou qu’elle est maladroite. Et comme tout n’est pas que rappeurs ou albums, les auteurs parlent aussi de sujets annexes : les événements qui ont marqué l’épopée de cette musique, ses clips emblématiques, l’influence successive des diverses scènes américaines, l’art du storytelling, les multiples emprunts aux dialogues de films, etc.
La qualité de ce livre, c’est qu’il nous replonge au cœur d’une époque. Mais c’est peut-être aussi son défaut. Les auteurs se sont fait plaisir, à eux d’abord. Et quand on ne partage pas leur attachement pour ce temps ancien d’une scène rap secondaire (par rapport au rap américain, j’entends), on ne sait trop que retirer de ces groupes et de ces albums dont la valeur est d’abord dans leurs souvenirs. On aurait parfois préféré une autre démarche. Celle, historique, qui consiste à réviser le passé. Celle qui, profitant du recul qu’apporte le temps, sépare le bon grain de l’ivraie, et nous dit, à l’instant « t », ce qui garde de la valeur dans le contexte actuel. Ce qui, dans les années 2020, connu ou inconnu, doit être retenu du vieux rap français de cette époque embellie par la postérité, et néanmoins révolue.
Mais ce n’était pas leur but. Les membres de l’ABCDR, tous cités à la fin du livre, ont écrit LEUR livre. Ils ont voulu consacrer une période de leurs vies, comme on le fait avec un album photo, d’une manière à la fois fidèle et enjolivée. Ils ont voulu parler d’eux, par exemple en délivrant un large encart en l’honneur du Saïan Supa Crew, un groupe qui a manifestement compté pour eux. Et quel que soit le projet entrepris par l’ABCDR, on est toujours sûr d’une chose : c’est du très bel ouvrage.
