ROBERT JORDAN – The Wheel Of Time (La roue du temps)
Des milliers de pages d’écriture fine, quatorze volumes épais dont la rédaction s’est étalée sur plus de vingt ans, par-delà la mort de son auteur original, et même un préquel, une encyclopédie et une version des deux premiers tomes remaniée pour les plus jeunes. Un monde entier dont chaque culture est décrite dans les détails. Des myriades de protagonistes, dont une dizaine de héros de premier plan. Des intrigues qui serpentent en parallèle, puis qui se croisent et se recroisent. Des mystères qui ne trouvent de réponses que mille pages plus loin. Si La roue du temps a autant de détracteurs que d’adeptes à travers le monde, si elle n’est pas exempte de reproches, elle a au moins un mérite : être l’une des épopées de fantasy les plus ambitieuses, fouillées et démesurées jamais écrites.
L’intrigue de base est d’une totale banalité. Elle nous conte le parcours de trois garçons quittant leur village pour se dresser contre des forces du Mal en éveil, façon braves citoyens de l’Amérique profonde envoyés faire la guerre contre les Rouges au Vietnam, comme James Oliver Rigney Jr, alias Robert Jordan, l’a été lui-même. Chacun, au fil de ses aventures, se découvre des pouvoirs. Le solide forgeron Perrin Aybara développe une affinité avec les loups. Le facétieux Matrim Cauthon acquiert une chance insensée, de même qu’un génie tactique qui en fait un général redoutable. Quant au héros principal, Rand al’Thor, il est la réincarnation du Dragon, un magicien surpuissant qui, à travers les Âges, sauve le monde des visées de Shai’tan, alias le Dark One, le Seigneur du Mal du coin.
Présenté comme cela, rien de bien neuf au royaume de la high fantasy. Cependant, la longueur insensée de ce projet permet à Robert Jordan de complexifier à l’envi ce modèle archétypal.
La trame est manichéenne, mais l’auteur brouille les cartes en créant en chaque camp des factions. Les Bons sont divisés en royaumes, guildes, clans et sociétés. Ils sont minés par des intérêts égoïstes et par des petits calculs. Ainsi, parmi les adversaires les plus acharnés du Dark One (le Ténébreux, en VF), trouve-t-on un ordre de moines soldats fanatiques, les Enfants de la Lumière, tout autant qu’une société de magiciennes, les Aes Sedai, qui s’abhorrent mutuellement. Qui plus est, ces groupes sont eux-mêmes divisés. Ils sont travaillés par de violents conflits internes, et méchamment infiltrés par des agents de Shai’tan chargés de souffler sur les braises. Et ce ne sont là que deux exemples. Il en est de même de toutes les nations du monde, toutes désunies, toutes opposées les unes aux autres.
L’intrigue de la saga tourne autour de ces divisions. Pour l’essentiel, ce qu’elle nous raconte, ce sont les efforts insensés de Rand al’Thor, lui-même hanté par des démons personnels, pour unifier le monde contre un Dark One en pleine résurgence. Le plan de Shai’tan, d’abord mystérieux, est de diviser ses adversaires et de semer le trouble dans les royaumes conquis par le Dragon. Il est de laisser, pour reprendre le mot d’ordre prisé par ses sbires, régner le Seigneur du Chaos.
La tâche de Rand, cependant, est facilitée par les conflits tout aussi importants qui traversent le camp du Mal, représenté par les Forsaken (les Réprouvés, en VF), treize magiciens renégats de l’ancien temps qui viennent de se libérer, avant lui, de la prison de leur maître. Ces derniers, en effet, se détestent et se jalousent mutuellement. Chacun poursuit ses propres objectifs, quitte à aider parfois le Dragon. Ainsi Lanfear, qui avait été la maîtresse de Lews Therin, le Dragon précédent, aide-t-elle Rand, en qui elle espère retrouver son amant d’autrefois. Plus tard, le Forsaken Moridin sauve le même des pièges de Sammael, un autre Réprouvé qui jouait sa partition personnelle et qui gênait ses plans. De fait, c’est à une gigantesque partie d’échec que nous convie Robert Jordan tout au long de la saga, à une immense entreprise de conquête du monde, où chacun avance ses pions, ses fous et ses cavaliers du mieux qu’il peut, jusqu’à l’affrontement final entre rois et reines.
A tout jeu d’échec, il faut des règles claires. Or, c’est précisément ce qu’apporte l’auteur, c’est même là la grande qualité de La roue du temps : comme souvent en high fantasy, il nous raconte un monde, autant qu’une histoire. Son univers est bâti sur un système de magie complet et original, nourri par deux sources différentes de pouvoir, l’une mâle, l’autre femelle. Il s’inscrit dans un temps cyclique, d’où le titre de la saga. Chaque histoire est destinée à se reproduire, chaque individu doit se réincarner sans fin.
En plus de cela, Robert Jordan invente une multitude de contrés et de peuples dont, au fil des aventures de Rand, Mat et Perrin, on découvre tout : classes et castes, villes et monuments, systèmes de gouvernement, institutions militaires, mœurs et traits physiques des habitants, rapports entre les sexes, styles vestimentaires, types d’habitat, richesses et économies. Toutes les options sont explorées, tous les modèles existent, complets, cohérents. Les rapports entre ces nations sont eux-mêmes régis par certaines lois, comme celles du Daes Dae’Mar, ce jeu politique subtil et dangereux, tout en manipulations et en subterfuges, pratiqué par les puissants.
Chez Jordan, aussi, la fantasy ne se limite pas à la mise en scène d’un bestiaire fantastique. Les races intelligentes non-humaines sont marginales, et réduites, à un héros près (Loial), à des rôles accessoires. L’humain prime.
La roue du temps est parfois critiquée comme étant trop datée, trop marquée par les routines de la « vieille » fantasy, trop tolkienienne, avec ses gentils héros ruraux qui sauvent le monde. On dit qu’elle a été dépassée par une nouvelle génération d’oeuvres plus adultes, plus ambigues et plus noires. C’est vrai. Pourtant, bien avant que George R. R. Martin ne raille ce Disneyland médiéval qu’est souvent la fantasy et qu’il oriente le genre sur la voie du roman historique, Jordan avait amorcé le mouvement. Il est d’abord question, dans La roue du temps, des manœuvres et des amours de rois, de généraux et de courtisans. Plusieurs des réflexions émaillées tout au long des quatorze tomes auraient même toute leur place dans Le prince de Machiavel.
Une autre caractéristique de l’oeuvre est la place importante qu’il accorde aux femmes. La source de magie des hommes étant corrompue, les exposant à la folie et à la mort, les personnages les plus puissants de ce monde sont en effet des magiciennes, les fameuses Aes Sedai. De nombreuses souverains, aussi, sont des souveraines. Et pour équilibrer les personnages de Rand, Mat et Perrin, des garçons, l’auteur leur a créé des pendants féminins, Egwene, Nynaeve, Elayne, Min et Aviendha, dont les aventures occupent autant de pages que celles des trois héros. Et aucune ne tombe dans les clichés fantasy, façon guerrière body-buildée, garçon manqué ou bimbo soumise.
Jordan évite de tomber dans les travers parfois sexistes de la fantasy. Toutefois, cette bonne intention est gâtée par un sens approximatif de la psychologie féminine. Ses héroïnes tombent amoureuses sans qu’on ne voit rien venir, comme ça, d’un coup, parce que c’était leur destin. Ou alors elles se détestent, sans fondement ni explication, ou pour de vagues et improbables raisons, comme Nynaeve vis-à-vis de Moiraine. Et ces inepties psychologiques gâtent la crédibilité du récit.
Ambitieuse, fouillée, démesurée, l’œuvre n’est donc pas sans faille. Elle a, en fait, les défauts de ses qualités. Et mettant en scène un monde riche en nuances et mu par une mécanique complexe, Robert Jordan désoriente le lecteur, il le perd entre les diverses intrigues. Parfois, on ne sait même plus qui est qui, d’autant plus que de nombreux personnages ont des noms proches les uns des autres, créant la confusion. Pour vraiment apprécier La roue du temps, il faut en fait mieux lire à la suite ses nombreux tomes, sans pause, les trous de mémoire posant problème à sa pleine compréhension.
Invraisemblable, la longueur de La roue du temps lui permet d’atteindre ce qui est souvent le but de cette littérature d’évasion qu’est la fantasy : l’immersion, la plongée dans une existence parallèle, la capture du lecteur dans un autre monde. Cependant, il a été ardu pour l’auteur de garder un rythme soutenu. Certains volumes, notamment ceux de 6 à 10, présentent des lenteurs, des répétitions (ces attaques de trollocs, les monstres standard des alentours, qui n’apportent généralement rien à l’intrigue), de nombreux tics de langage et de situation (toutes ces femmes qui passent leur temps à caresser leurs robes…) et des descriptions inutiles des fripes des uns ou des autres. Jordan, pour tirer au mieux profit, sans doute, du succès de sa saga, l’a prolongée bien au-delà du raisonnable.
Il l’a tant fait que, finalement, il n’a pas pu achever son récit. Il est mort d’une amylose en 2007, et c’est un autre, Brandon Sanderson, qui a bouclé les ultimes tomes de la série. Pour partie, cela a été une bonne chose, car ce dernier a redonné du rythme à l’intrigue et des réponses à ses nombreux mystères irrésolus. Mais si Sanderson s’est efforcé d’épouser le style de son prédecesseur, on sent que l’approche a été différente, et que la fin, malgré l’épaisseur considérable des trois derniers tomes, a été au bout du compte assez précipitée, laissant un petit goût amer et deux questions en suspend : est-ce vraiment ainsi que Jordan aurait clos sa saga ? Et aurait-il été capable de faire mieux ?
TOUS LES TOMES DE LA SERIE
Ci-dessous, une présentation détaillée de chacun des volumes du cycle de La roue du temps.
LIVRES COMPLEMENTAIRES
Au-delà des quatorze volumes très denses de l’histoire, deux autres livres ont été écrits, qui prennent place dans l’univers de La roue du temps : une préquelle, ainsi qu’une encyclopédie détaillée.
LA SERIE
Toutes les oeuvres majeures de la fantasy se voyant adaptées à l’écran les uns après les autres, le tour de La roue du temps devait fatalement arriver un jour. Ce sont les studios Amazon qui s’y sont consacrés, à partir de 2021. Malheureusement, comme le montre le résultat, plutôt calamiteux, adapter une série aussi dense tout en se conformant aux standards hollywoodiens n’avait rien d’aisé…