BEN PEDROCHE – Independent As F***

2025, année du souvenir pour le rap indépendant. Ces derniers mois, sont parus pas moins de deux livres consacrés à ce mouvement vieux de trente ans. L’un d’eux, évidemment, est la réédition de Rap indépendant, la vague hip-hop indé des années 1990 / 2000 en 30 scènes et 100 albums. Et depuis mai, ce dernier est accompagné par un inédit, Independent As F***, Underground Hip-Hop From 1995-2005, rédigé par le Britannique Ben Pedroche, dont c’est le premier livre sur la musique.
Les deux seuls ouvrages au monde consacrés à ce moment du rap américain sont donc européens. Et ce n’est pas illogique. Depuis la France et la Grande-Bretagne, il est toujours difficile de comprendre les dernières évolutions du rap. Les rues américaines sont loin, nous n’y sommes pas exposés. Mais le hip-hop indé, lui, a été un chouchou critique. Il a été documenté, et il a su franchir l’Atlantique. Tout underground qu’il ait été, ce mouvement a été, en réalité, bien couvert par les médias spécialisés.
Dans les années 90, la très influente (à l’époque) presse musicale anglaise en parlait, et Internet a très vite pris le relais. C’est d’ailleurs par ces deux biais, essentiellement, que vortex serviteur a découvert ces scènes. Leur public était lettré, nerdy, intellectuel et, il faut bien le dire, largement blanc. Et aujourd’hui encore, alors qu’il est difficile de trouver de l’information écrite à propos de rappeurs de rue pourtant bien plus populaires, les critiques fleurissent à propos du dernier Aesop Rock.
Ce mouvement, cependant, a été bien plus qu’un soufflé médiatique. Il a compté, à bien des égards, dans l’histoire fascinante du rap. Il a joué un rôle dans sa diversification et sa régionalisation. Il a été symptomatique de la prise de contrôle, par les rappeurs, de leur propre destin, illustrée également par le Wu-Tang Clan, par les labels sudistes No Limit et Cash Money, par Jay-Z, et par bien d’autres encore. Il a contribué à crédibiliser le rap auprès de publics qui lui étaient étrangers. Et il a été pionnier dans la promotion et la distribution de la musique à travers Internet.
Mais de quoi parlons-nous, au juste ? Resituons les choses, pour qui n’aurait pas tout suivi.
Au début des années 90, le rap traverse l’une des phases les plus fastes de son histoire. Comme il s’avère commercialement juteux, l’industrie y investit massivement. Elle offre à de nombreux rappeurs les moyens de leur ambition. Mais en contrepartie, les labels cherchent à optimiser leur portefeuille d’artistes et leur stratégie commerciale. Ils imposent leurs vues, font des choix et se débarrassent d’artistes qu’ils jugent peu bancables ou qui refusent de suivre leurs injonctions. Alors, rebutés par cette attitude, se souvenant que le hip-hop a d’abord été porté par des petits labels, certains prennent leur destin en main.
Ce sera donc l’heure des Fondle’Em, des Rhymesayers, des Stone Throw, des Def Jux et de tous les autres. Des dizaines de petites structures apparaissent pour accompagner des rappeurs méconnus, marginaux ou rejetés par leurs labels. Beaucoup, parmi elles, disparaitront. Quelques-unes, plus rares, deviendront des institutions. Contrairement à d’autres labels indé, en particulier ceux du Sud, qui n’ont d’autres buts que de devenir aussi gros que les majors du disque, elles ont souvent une posture idéologique faite de révérence pour le hip-hop des origines, de prévalence de l’esthétique sur le commerce et de défiance envers l’industrie de la musique (voire plus généralement le grand capital).
Company Flow est le groupe phare de ce mouvement, celui qui l’idéologise et qui le définit par un slogan, ce claquant et lapidaire « independent as fuck » qui nomme l’ouvrage de Pedroche. Et avec eux, c’est tout un univers qui apparait. A New-York, mais partout ailleurs aux Etats-Unis et chez le voisin canadien, les marginaux du hip-hop qui se liguent dans un vaste réseau de rappeurs underground, cimenté par la détestation du rap de Puff Daddy et du virage commercial du rap.
Ben Pedroche est donc la deuxième personne à nous ramener en cette période, et le premier anglophone à nous en peindre un panorama complet dans la vraie langue du rap. Et il le fait avec sérieux. Plus court que d’autres, son livre traite bel et bien de l’essentiel, en plusieurs parties. Il nous rappelle le contexte de l’émergence de ce mouvement, à travers une brève histoire du rap de ces années-là. Il nous présente ses acteurs qui ont compté, scène après scène, label après label, tout comme Hip-Hop Indépendant l’avait fait. Il poursuit par une sélection d’albums et de maxis, une liste qu’il prend bien soin, même si elle est plutôt prévisible, de qualifier de subjective. Et il clôt le tout par une chapitre sur la postérité de ce mouvement, et sur ceux qui continuent à maintenir la flamme.
C’est bien fait et c’est assez riche, à tel point que, même quand on est très au fait de cette époque et de ce mouvement, on peut encore apprendre des choses (pour la petite histoire, j’ignorais que l’Américain Mr. Lif et la Canadienne Eternia étaient mari et femme).
Deux légers reproches seulement, sont à faire à Independent As F***. Le premier c’est qu’il s’agit d’une encyclopédie plutôt que d’un essai, d’une thèse ou d’une démonstration. Ce livre est comme une collection d’entrées qui chacune décrit ou resitue en quelques mots le rappeur, l’album ou le label dont il est question, avec une foultitude de noms qui confinent (là encore, comme avec Rap indépendant) au name-dropping. Ce ouvrage se picore, il est possible mais fastidieux de le parcourir de bout en bout. Mais pourquoi pas ? C’est un parti-pris. Un livre, ça peut aussi se lire comme ça.
La deuxième limite est propre à d’autres livres dédiés à la musique. Soucieux de faire découvrir une période qui l’a personnellement marqué, Ben Pedroche la restitue telle quelle, sans grand recul, sans relecture et sans révisionnisme. Cet auteur est un spécialiste de l’histoire de Londres. Et pourtant, son approche est celle d’un fan, plutôt que celle d’un historien, d’un critique ou d’un essayiste. Son livre aborde le rap indépendant tels que les médias en parlaient à l’époque : les artistes dont ils traitent sont ceux qui étaient sur les écrans radars de la presse spécialisées, les albums ceux que l’on célébrait alors. Il condense, il compile, il restitue, mais il y apporte relativement peu de valeur ajoutée.
Ici, on demeure malgré tout centré sur la Côte Est. On n’explore pas chaque recoin du West Coast Underground. On ne vous parle pas en détail des multiples suites au Project Blowed. Par exemple, si certains de leurs membres sont cités, vous n’entendrez jamais parler des ShapeShifters. Dans ce livre, on réserve quelques pages à cette portion importante de la scène indé qui résidait au Canada, mais on ne va pas bien au-delà d’Halifax, Toronto et Vancouver. On parle des rappeurs de Chicago, mais on ignore l’existence de Galapagos4. On vous affirme fermement que Movies For The Blind est le meilleur album de Cage, sans célébrer Hell’s Winter. On prétend que les choses sérieuses n’ont débuté pour Aesop Rock qu’avec Labor Days, et comme le reste ne parait à l’auteur qu’un échauffement (et qu’il ne connaissait peut-être pas le rappeur avant Def Jux), il pense qu’il n’avait jamais invité d’autres rappeurs avant Float (mais non, Dose One était déjà sur Appleseed).
Independent As F*** fait le job. Mais il est un peu neutre, sage, attendu et pusillanime. Le mouvement underground a été important, il est absolument à connaître, ce qui fait de ce travail rondement mené et sans grande faille un indispensable de plus dans l’historiographie du rap. Cependant (et désolé pour le manque de modestie), ce n’est pas le meilleur livre sur le sujet. Il sera à jamais le deuxième.