AESOP ROCK – Black Hole Superette

AESOP ROCK – Black Hole Superette

Le vieux mouvement rap indé a très largement valorisé l’inventivité des paroles et la créativité de la musique, au point de prôner parfois l’expérimentation. Fréquemment, il a promu des sons bizarres venus de la quatrième dimension. Ses raps nous ont couramment projetés en pleine science-fiction hallucinée, à la Philip K. Dick. Et pourtant, de façon contradictoire, ses paroles se sont bien souvent penchées sur la vie quotidienne et sur les tourments intimes. Alors que le rap grand public partageait ses rêves de grandeur, pendant qu’il mettait en scène un monde clinquant et un luxe irréel, Slug se confiait sur ses histoires avec des filles et El-P réglait ses comptes avec son beau-père.

Aesop Rock, le long de sa très riche carrière, a lui aussi fait vivre cette contradiction. Et il le fait sur son dernier album encore. Les sons, produits par lui depuis belle lurette, cassent les oreilles. C’est de l’art du bruit, dans la noble mais antique tradition du Bomb Squad. Les paroles sont recherchées et alambiquées, chez ce rappeur réputé pour son vocabulaire insensé. Elles racontent des histoires bizarres, comme cette invasion d’escargots sur « Snail Zero ». Elles sont particulièrement dures à suivre et à décrypter. Et c’est à peine mieux avec les gens qui le secondent, d’autres artisans du verbe comme les deux d’Armand Hammer, Homeboy Sandman ou Open Mike Eagle. Mais les textes, à rebours de cet égo-trip consubstantiel au rap, abordent des sujets pour le moins triviaux.

Le titre dit tout : en surface, cela ressemble à de la science-fiction (« Black Hole »), mais en réalité, Aes nous promène dans sa vie banale (« Superette »). Le très bon premier titre, « Secret Knock », ne prétend pas autre chose : avec sa musique psychédélique, ses percussions à la El-P, ses propos cryptiques et ses mots compliqués (mais que veut donc dire « Hydrangea Gatorade » ?), il semble nous plonger dans un monde insolite. Et pourtant celui-ci, au bout du compte, est notre quotidien.

D’aucuns, autrefois, étaient perdus dans le supermarché. Aes, lui, en est prisonnier (« Checkers »). Il se décrit comme un homme simple en sneakers et t-shirt blanc (« Himalayan Yak Chew « ). Il parle de son chien, au milieu de propos ésotériques (« Movie Night »). Il observe des nuées de martinets sur les cheminées de Portland (« Bird School »). Il explore ses souvenirs, celui par exemple du hamster de son enfance (le final et superbe « Unbelievable Shenanigans « ). Il se remémore un « John quelque chose » qui lui a fait connaître le documentaire When We Were Kings en 1996 (« John Something »). Dans un autre monologue intérieur obtus, il est question de faire son jardin et de tenter des recettes de cuisine (« EWR – Terminal A, Gate 20 »), et plus tard, de vaisselle sale (« Costco »)… Le seul moment où le rappeur se vante ici est « Ice Sold Here », mais cela ressemble surtout à un pastiche.

Aes n’est pas un superhomme qui maîtrise le monde, mais quelqu’un qui le subit, comme il l’admet au milieu des considérations existentielles compliquées de « So Be It ». Et sur « Black Plums », en pleine crise de la quarantaine, il nous enjoint à nous contenter de notre insignifiance. Tout cela est très profil bas. Mais ça ne dispense pas le rappeur de faire un autre bon album. Pendant soixante-huit longues minutes et dix-huit titres sans grande diversité, on subit les sons concassés et la voix monotone d’Aesop Rock, et c’est proprement éreintant. Et pourtant, cette façon très anormale de parler de la normalité peut s’avérer très satisfaisante. Elle l’est même depuis près de trente ans.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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