TOBIAS HANSSON & MICHAEL THORSBY – Damn Son Where Did You Find This

Les mixtapes, on le sait, ont permis de développer une esthétique particulière, en parallèle des sorties rap plus officielles. Tout au long de la période 2000-2015, elles ont été cet objet particulier (plus tout à fait les compilations mixées des origines, pas encore les albums de substitution d’aujourd’hui), où il était encore permis de tout faire : recyclage éhonté de morceaux existants, paroles les plus extrêmes, outrances de tous types, postures aux limites de l’absurde et du burlesque. Cette créativité s’est exprimée pleinement par la musique, bien sûr, mais également par le graphisme souvent baroque et coloré en œuvre sur les pochettes. Or, c’est précisément à celles-ci que cet ouvrage rend hommage.
Damn Son Where Did You Find This (les mots d’un tag cultissime sur les mixtapes) est donc, pour l’essentiel, un livre d’illustrations. Il reproduit à pleines pages, parfois en grande taille, une foule de pochettes remarquables, représentatives de l’univers des mixtapes des quinze dernières années. Celles-ci sont diverses, mais à feuilleter les pages du livre, quelques traits communs se retrouvent, semblables à ceux qui caractérisent la musique. Comme elle, elles aiment recycler les références de la pop culture, détournant à l’envi des affiches de film ou des jaquettes de jeu vidéo. Souvent conçues par la méthode du collage, via Photoshop, elles apprécient les détails, la surcharge et les couleurs criardes. Et comme les paroles, elles aiment exhiber des armes, des liasses de billet, des montagnes de cocaïne, des rappeurs invincibles, ainsi que des bimbos aux poitrines et fessiers généreux.
Si les pochettes de mixtapes se ressemblent, si elles nous semblent si familières, c’est que le milieu des illustrateurs est plus circonscrit qu’on ne le croit. Il repose sur une poignée de stars de la mixtape, que ce livre nous invite à découvrir ou qu’il nous aide à mieux connaître, en se focalisant sur cinq d’entre eux : KidEight, Miami Kaos, Mike Rev, Tansta et Skrilla. Le livre est divisé en chapitres qui, à chaque fois, à tour de rôle, se penchent sur une de ces personnes, les présentant, exposant leurs œuvres et les interviewant, quelques questions étant posées à tous : comment imaginerais-tu ta vie si elle prenait place dans l’une de tes pochettes, parle-nous de l’une de tes pochettes mémorables…
Le livre nous aide ainsi à distinguer les styles de chaque graphiste, à en connaître la démarche créative, à savoir comment ils trouvent l’inspiration, s’ils écoutent la musique ou s’ils s’en soucient peu, s’ils ont carte blanche ou s’ils suivent des instructions claires quand une pochette leur est commandée. On découvre par exemple que la patte de Miami Kaos lui vient de ses talents de dessinateur, quand les autres ne pratiquent que le collage. On apprend qui ils sont, et quelles sont leurs histoires. On réalise qu’elles sont souvent bien éloignées de l’univers qu’ils illustrent. KidEight et Skrilla, par exemple, sont britanniques, et ne collaborent avec les rappeurs afro-américains que via Internet, le premier n’ayant même jamais mis les pieds aux Etats-Unis. Quant à Miami Kaos, très religieux, il est parfois mal à l’aise avec le contenu hypersexué et blasphématoire des mixtapes.
En se consacrant à l’aspect visuel des mixtapes, ce livre nous en dévoile des facettes méconnues. Les pochettes qu’on y trouve ne viennent pas toutes de sorties médiatisées, ou qui sont aujourd’hui considérées comme des classiques. Les auteurs européens de ce livre ont cherché plus loin. En faisant primer l’intérêt graphique sur l’aspect musical, en nous présentant ainsi, entre autres exemples, une sortie pirate dédiée à Young Scooter, ils nous rappellent indirectement que les mixtapes à l’ancienne, ces oeuvres élaborées par des DJs, et basées sur le pillage et sur l’échantillonnage, n’ont pas disparu.
En plus des mixtapes officielles, celles qui sont sorties avec l’assentiment du rappeur, font partie de sa stratégie promotionnelle et ressemblent à des albums, des DJs continuent à élaborer leurs propres compilations, piochant à droite et à gauche les titres de tel ou tel artiste, mélangeant les morceaux de plusieurs rappeurs sur une même sortie. En explorant un vaste territoire, Damn Son Where Did You Find This nous indique que les mixtapes sont toujours, comme autrefois, un immense univers souterrain, dont l’exploration totale, qu’elle soit graphique ou musicale, prendra encore des siècles.