R.A.P. FERREIRA – Purple Moonlight Pages

R.A.P. FERREIRA – Purple Moonlight Pages

Cela fait belle lurette que nous aurions dû nous pencher sur Milo. Ce personnage, en effet, est associé à la scène qui fut longtemps notre sujet de prédilection. Sans attache particulière (il a vécu en Californie, dans le Wisconsin et dans le Maine), le natif de Chicago n’en est pas moins lié au West Coast Underground. Ce sont de vieilles connaissances de là-bas, Busdriver et Open Mike Eagle, qui l’ont découvert. Par leur intermédiaire, il a rejoint un temps Hellfyre Club, le label de Nocando, un autre héritier du Project Blowed, et il a sorti des projets sur Fake Four, la structure de Ceschi Ramos. Seulement voilà, Milo est arrivé très tard, au moment où nous nous sommes détournés de ces gens, à l’instant où avons préféré nous pencher sur des sorties plus spontanées, juvéniles et vigoureuses, cette scène s’engageant dans une musique adulte parfois trop soucieuse de ses ambitions artistiques.

Sorti sous l’un des alias de Milo (en réalité son vrai nom, Rory Allen Philip Ferreira), son dernier album est de cette école. Il faut en être pour user d’un large lexique comme le fait le rappeur, pour citer les noms de J-Treds, de Dilla et de Zev Love X, futur MF Doom, pour bénéficier du renfort de Daddy Kev au mastering et pour inviter Mike Ladd sur le morceau « An Idea Is A Work of Art ». Ce projet, aussi, se plie à l’éthique rap indé. Il est sorti en do-it-yourself sur le micro-label de R.A.P. Ferreira lui-même (Ruby Yacht). Le rappeur s’en prend à plusieurs reprises au tout-venant du rap grand public, par exemple sur « Noncipher ». Et sur « No Starving Artists », et sur « Omens & Totems » il déclame :

Fuck wealth and the hype machine
Rather have health and an icy spring,
Or electrician training

À bas la richesse et la machine à buzz
Je préfère la santé et une source glacée,
Ou une formation d’électricien

La pochette revendique cela, qui présente ce projet sous la vieille étiquette du « rhythm & poetry ».

Côté paroles, domine un parti-pris poétique. Sur un mode qui relève du spoken word plutôt que du rap, R.A.P. Ferreira délivre une longue suite de divagations, d’hypertextes et de propos énigmatiques qui pourraient alimenter des siècles d’exégèse. Dans un tourbillon de références, ses textes en appellent autant à la grande culture (Hamlet, l’apôtre Pierre, Susan Sontag, Jack Whitten, García Lorca, etc.) qu’à la populaire (le catcheur Hulk Hogan, Laurel et Hardy, et des artistes aussi divers que Nas, Run-D.M.C., 4 Hero et Buddy Holly). Il y livre ses pensées philosophiques tout en partageant des moments de sa vie ordinaire, comme faire sa lessive ou passer du temps avec son jeune fils.

Côté musique, en dehors des grands instants atmosphériques « Dust Up » et « Cycles », c’est aussi le « rhythm » qui domine, et plus particulièrement celui du jazz. Conçu par les Jefferson Park Boys, un trio formé autour d’une autre figure de l’underground californien et d’un vieux collaborateur de Milo, Kenny Segal (les deux autres sont Mike Parvizi et Aaron Carmack), les sons marquent une évolution dans le style du rappeur. La musique y est souvent jouée pour de vrai. Elle est plus organique, plus libre, plus légère, plus gracieuse même, comme le montrent les remarquables « U.D.I.G. » et « Golden Sardine », le splendide « Ro Talk » et cet « An Idea Is A Work of Art » appuyé par Mike Ladd, un invité logique, son style de prophète spoken word ayant annoncé une génération plus tôt celui de Ferreira.

La parenté avec le jazz est d’autant plus marquée que le rappeur clôt l’affaire par une reprise très personnelle de l’emblématique morceau de Pharaoh Sanders, « The Creator Has A Master Plan ». Et c’est aussi cette musique, très inspirée, assurée par un Kenny Segal qui n’a jamais été aussi en forme (n’a-t-il pas sorti l’un des meilleurs albums rap de l’an passé, Hiding Places ?), qui font de Purple Moonlight Pages un grand album de Milo, et probablement son plus accessible.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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