KANYE WEST – 808s & Heartbreak

KANYE WEST – 808s & Heartbreak

Donda West, professeure d’anglais, a élevé seule son fils. Ils ont vécu à Chicago, et même en Chine. Mais en 2007, alors qu’elle n’est âgée que de cinquante-huit ans, elle décède. Et son garçon, désormais adulte, accuse violemment le coup. Il culpabilise, se reprochant de n’avoir pas été assez près d’elle. Il pense aussi, sans doute, que c’est à cause de son statut de star que sa mère a désiré cette chirurgie esthétique qui a précipité sa mort. Et comme si cela ne suffisait pas, la même année, alors que cet homme se perd dans les affres de la célébrité, sa relation avec Alexis Phifer prend fin. Ces déboires sentimentaux deviennent alors les thèmes les plus visibles de son nouvel album, 808s & Heartbreak. Et la perte de sa mère, sa principale source d’inspiration, comme le montre dans la pochette cette grande photo où l’on voit Kanye West, fils aimant, embrasser affectueusement Donda.

Selon une triste règle, la créativité se nourrit de douleur. Cet album cathartique a donc bien, comme l’annonce son titre, la dépression pour carburant. Sorti entre deux des œuvres les plus célébrées de Kanye (Graduation et My Beautiful Dark Twisted Fantasy), 808s & Heartbreak sera pourtant, pendant un long moment, le malaimé de sa discographie. On lui reprochera sa musique terne, son humeur en berne, et de n’être même pas du rap. Après une trilogie d’albums unis par le thème de la scolarité et remplis de cette chipmunk soul qui est sa marque de fabrique, le rappeur change de direction. Pour commencer, il chante. Et la musique, basée sur ce Roland TR-808 lui aussi annoncé par le titre, rappelle la pop synthétique triste des années 80. Kanye West s’y réfère même, affirmant s’influencer de Phil Collins, samplant un vieux titre de Tears For Fears et prétendant faire de la « black new wave ».

Bref, on le pense alors perdu dans le passé.

Pourtant, en vérité, il invente le rap du futur.

L’Auto-Tune, autre élément prédominant sur cet album, n’est pas une nouveauté en 2008. De nombreux tubes en usent déjà, et T-Pain, auquel Kanye West s’est associé depuis « Good Life », en a fait sa carte de visite. Mais ici, il est subverti. Le rappeur a l’idée contre-intuitive (et donc géniale), de masquer sa voix pour mieux exposer son cœur. On connaît la suite : cet outil ira de soi dans les années 2010. Il deviendra une composante pleine et entière du rap avec l’avènement des Future et consort, des gens prompts à parler de leurs peines de coeur sur le même mode égocentré. Malgré le précédent notable de 2Pac, se mettre à nu n’est pas bien vu dans le rap de l’époque, celle des gangsters magnifiques. Mais après 808s & Heartbreak, cela sera accepté. La carrière de la plus grande star du rap des années futures, Drake, ne sera d’ailleurs qu’une longue déclinaison de ce seul album.

808s & Heartbreak a été mal jugé. Au terme d’une décennie qui a vu la profitabilité du rap s’étioler avec la crise du disque, on accuse cet album d’en être la fin, de planter le dernier clou de son cercueil. Mais en vérité, c’est l’inverse. En s’accaparant des éléments de la lointaine new-wave, de la musique électronique et d’une indie pop triste, Kanye force le rap à investir tous les registres des musiques populaires. Il ne laisse aucun survivant, il ne fait pas de prisonnier. Il annonce les heures de l’ultime triomphe du rap dans les années 2010 : son monopole sur la « musique de jeune », en partenariat avec ce nouveau R&B que 808s & Heartbreak influencera largement autant que le rap (oui, The Weeknd, Frank Ocean, et même James Blake : vous tous aussi, vous venez de cet album).

Avec le recul, certains ont prétendu que, si 808s & Heartbreak était bien le projet le plus influent de Kanye West, il n’était pas le plus abouti. Mais là encore, c’est un jugement à réviser. Malgré son aspect fragile et ses chants mal assurés, cet album témoigne du perfectionnisme de son auteur. Qu’il se confie sur ses chagrins d’amour sur « Say You Will », « Heartless », « Paranoid », « Robocop », « Bad News », qu’il donne des conseils de vie sentimentale sur « Love Lockdown », qu’il plonge profondément dans l’introspection sur « Welcome To Heartbreak » et « Street Life », ou bien qu’il dise adieu à sa maman sur « Coldest Winter », Kanye West nous fend le cœur.

Et puis quand la formule tourne à l’insoutenable, des invités comme Lil Wayne, et plus encore Jeezy sur le bien nommé « Amazing », apportent à la formule la respiration rap qui lui manque. Même les épanchements live de « Pinocchio Story », de prime abord incongrus, sont en vérité une façon adéquate de clore 808s & Heartbreak, après une seconde moitié moins intense que la première, au terme de cet album qui est le plus important de Kanye West, et l’un de ses meilleurs.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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