FLEETWOOD MAC – Rumours

On le dit souvent, ce qui fait le succès d’une équipe de foot, c’est l’entente collective. En ce qui concerne un groupe de rock, cependant, il se pourrait bien que la règle soit toute contraire.
Le cas d’école, c’est Rumours. Peu d’albums ont connu un tel succès. C’est bien simple, il fait partie des dix qui se sont le mieux vendus dans le monde. Il y a quelques jours, il s’est même retrouvé à nouveau au tout haut du Billboard, suite à une série de vidéos sur TikTok. Le succès critique est lui aussi incontestable. Même si le groupe a parfois été occulté par la génération qui suivrait, ces hippies embourgeoisés aux narines débordantes de cocaïne étant tout ce qu’elle exécrait, il a été apprécié ensuite à sa juste valeur. Bref, Rumours est un chef d’œuvre, sa place dans le panthéon du rock est acquise. Et pourtant, à l’époque de sa conception, la tension est à son comble au sein de ce groupe.
Les deux couples qui le forment alors, d’un côté les Américains Stevie Nicks et Lindsay Buckingham, de l’autre les Britanniques John et Christine McVie, viennent de voler en éclat. Et pour le cinquième membre, Mick Fleetwood, ça ne tourne pas rond non plus. Son mariage avec Jenny Boyd (d’abord belle-sœur de George Harrison, puis d’Eric Clapton, pour donner une idée du monde clos dont nous parlons), bat lui aussi de l’aile. Mais comme Fleetwood Mac a connu un énorme succès avec son dernier album, Fleetwood Mac, le premier depuis que Nicks et Buckingham ont intégré le groupe, il faut bien exploiter le filon. Le quintet est donc rassemblé dans un studio à Sausalito, près de San Francisco, avec une abondance de drogue et de moyens, comme il sied à un groupe de ce calibre. Et quand ses membres ne se font pas la tête ou qu’ils ne se crient pas dessus, ils se forcent à collaborer.
Dans un drôle de huis-clos, comme l’exige ce rock de singer-songwriter, les chanteurs y vont chacun de leurs textes. Et ceux-ci, de manière franche ou détournée, se réfèrent aux histoires de cœur et de rancœur qui les concernent tous. Sur « Second Hand News », avec résignation, Lindsey Buckingham fait le deuil de sa relation avec Stevie Nicks. A tour de rôle, ils livrent leurs versions de cette rupture, la chanteuse avec mélancolie sur « Dreams », son ancien compagnon avec acrimonie sur « Go Your Own Way ». Sur « You Make Loving Fun », Christine McVie chante son amour pour un autre que son bassiste de mari. Sur « Oh Daddy », elle parle de la relation toxique entre Mick Fleetwood et sa femme. Et quand ce n’est plus de leurs sentiments que les chanteurs parlent, c’est d’autres problèmes intimes et personnels, comme l’addiction à la drogue de Stevie Nicks sur « Gold Dust Woman ».
Et tous ces déchirements aboutissent à l’album parfait. Sans déchet, conçu comme si chaque titre devait être un tube (de fait, quatre entreront dans le top 10), il est une merveille d’équilibre avec ses voix complémentaires (en premier lieu celles des deux femmes), et ce mélange entre acoustique et électrique. D’un côté, il y a ces moments enjoués comme le populaire « Don’t Stop », une invitation à aller de l’avant après les jours difficiles (en 1992, elle servira de bande-son à la campagne de Bill Clinton, et vaudra au groupe d’être invité pour l’inauguration du président). D’autres morceaux aussi, cherchent à plus ou moins bien tourner la page à l’aide de mélodies guillerettes, comme « Second Hand News », « You Make Loving Fun » et le quasi instrumental « Never Going Back Again ».
Mais de l’autre côté, encore plus essentiels, il y a les chants d’amour brisé. Il y a ces somptueuses ballades comme « Dreams », le seul numéro 1 du groupe aux Etats-Unis malgré ses nombreux succès. Il y a cette chanson d’amour triste au piano qu’est « Songbird », magnifique avec sa conclusion déchirante (« je te souhaite tout l’amour du monde, mais avant tout, je souhaite qu’il vienne de moi »), qui sous-entend que la passion en question n’est pas réciproque. Il y a ce superbe « Oh Daddy », signé lui aussi par Christine McVie, le cri de soumission d’une personne dépendante de son amant. Il y a la splendide conclusion désespérée de « Gold Dust Woman », l’autoportrait d’une Stevie Nicks accroc à la drogue. Au bénéfice des rééditions ultérieures, il y aura aussi ce grand « Silver Springs » originellement écarté du vinyle parce que trop long, que la même chanteuse consacre à la fin de sa relation avec Lindsey Buckingham. Et puis il y a « The Chain », le cœur même de l’album, un titre sur le thème central du disque, sur cette chaîne de l’amour qui ne devrait jamais être brisée, et qui néanmoins l’est. Et ce morceau compliqué, composite et contradictoire, le seul ici crédité à tous les membres du groupe, résume à lui seul ce miracle d’union dans la désunion qu’est Rumours.