DR. DRE – Compton
Voilà donc. Le troisième solo de Dr. Dre a fini par sortir au cœur de l’été 2015. Il ne s’appelle pas Detox, il serait même un tout autre disque que ce dernier, annoncé depuis si longtemps déjà. Le rappeur et producteur aurait jeté le projet initial aux orties pour le remplacer par un autre. Inspiré par le film récent qui retrace la carrière de NWA, son ancien groupe, Straight Outta Compton, il est présenté comme sa bande-son. Dans quelle mesure cette annonce est-elle juste, ou relève-t-elle d’un certain opportunisme marketing de la part d’un homme qui n’a plus à démontrer son sens des affaires ? Difficile à dire. Et peu importe, en vérité. Car seules deux choses comptent : le fait que la plus fameuse Arlésienne du rap soit finalement là, et le verdict sur ses qualités musicales.
La première chose à rappeler, c’est qu’un solo de Dr. Dre n’est jamais vraiment un solo. En bon blockbuster, Compton est un travail d’équipe, calibré comme il le faut, et conçu avec une armée mexicaine de collaborateurs. On y trouve d’abord un tas de gens qui ont côtoyé le producteur tout au long de sa carrière, comparses ou protégés : Ice Cube, Cold 187um, Snoop Dogg, Xzibit, Eminem, The Game, et le dernier prince adoubé par l’aristocratie rap, Kendrick Lamar. A ceux-là s’ajoutent des figures plus méconnues, en premier lieu le chanteur et rappeur Anderson Paak, qui intervient sur six titres, et qui provient de l’autre scène californienne, celle du Hellfyre Club, emmenée par cet héritier du Project Blowed qu’est Nocando. Quand on ajoute à tous ces gens d’autres invités encore, on n’est pas surpris de constater que les raps du principal intéressé, écrit par d’autres comme d’habitude, se montrent plutôt discrets.
Mais Dr. Dre est avant tout un producteur, n’est-ce pas ? Oui, certes. Toutefois, même sur ce plan, il n’a pas avancé seul. Outre un autre dinosaure du rap, DJ Premier, qui coproduit « Animals », le beatmaker s’est entouré de Focus… (le fils de Bernard Edwards de Chic), de DJ Dahi, de Dem Jointz, et de Cardiak, entre autres. Et ils concoctent avec lui (voire sans) l’ensemble des beats de Compton, concourant à en faire le disque le plus éclectique sorti par Dr. Dre. Pendant ce temps, ce dernier s’est focalisé sur le rôle qu’il maîtrise le mieux : celui de chef d’orchestre, de curateur et de catalyseur, coordonnant le tout, lui donnant une cohérence, et y imprimant sa patte.
Car Compton demeure, malgré tout, un album de Dr. Dre. Cela se manifeste par ses thèmes : la municipalité de Compton, le parcours réussi du producteur et un brin de discours nostalgique (« It’s All On Me »). On y découvre aussi des accolades posthumes avec Eazy-E, mentionné dans les textes, et présent indirectement quand est invoqué le « For The Love Of Money » de ses protégés Bone Thugs-N-Harmony. S’y trouvent aussi des accès de violence (« Loose Cannons » nous parle du meurtre odieux d’une femme, Eminem se lance dans un vers controversé sur le viol), ainsi que quelques piques envers les flics (« Animals »), destinés à montrer que l’embourgeoisement n’a pas éloigné l’artiste de son passif de rappeur gangsta, et qu’il nique toujours la police. A la manière du film, et comme l’annonce cette pochette qui substitue Compton à Hollywood, cet album qu’il annonce comme le dernier dresse une statue à la gloire d’Andre Young. Il forge sa propre légende.
Les sons portent aussi la marque du maître. La production fait preuve du perfectionnisme qui lui est propre. Elles approfondissent l’œuvre commencée plus de vingt ans plus tôt, quand il avait injecté dans le hip-hop des éléments instrumentaux et organiques, quand il s’était livré à un gros travail sur les basses, et qu’il avait rendu plus souples, plus chauds, plus généreux, les beats secs alors associés au rap. Et pourtant, Dr. Dre a eu assez d’intelligence pour s’émanciper du style qu’il a popularisé, le g-funk. Sur cet album, il assume ses cinquante bougies, et il livre la musique toujours plus complexe et moins mécanique, parfois même plus expérimentale (« Deep Water »), plus jazz en somme, que l’on se met souvent à privilégier, l’âge venant. Pour son côté grand écran et sophistiqué, pour son ambitieux kaléidoscope de sons, parce qu’il convoque la Great Black Music avec ses chants, son funk robotique et sa soul soyeuse, cet album a été comparé au récent To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar. Il est, comme lui, un album de vieux. Sauf que Compton est vraiment fait par un vieux.
Compton, c’est du rap adulte qui s’assume. Et il n’en est que meilleur. A part sur ce « One Shot One Kill » qui bastonne, la fraicheur et la spontanéité de la jeunesse ont disparu de ce disque où rien n’est laissé au hasard. Dr. Dre et son équipe, cependant, n’en livrent pas moins plusieurs bons titres, parmi lesquels se distinguent : un « Darkside/Gone » rempli de trouvailles, qui joue habilement de plusieurs mouvements et qui s’essaye à l’Auto-Tune ; la confession finale du magnifique « Talking To My Diary » ; et cet « All In A Day’s Work » qui joue le rôle de « Still Dre » sur le solo d’avant, celui du titre addictif qui remet les pendules à l’heure. Le seul moment irritant, c’est cette intervention énervée et forcée d’Eminem à la fin, sur « Medicine Man », qui vire à l’auto-caricature.
Il est trop tôt pour savoir quel sera le statut de Compton dans la courte discographie solo de son Dr. Dre. S’il sera fondateur, le chant du cygne d’une vieille génération ou sa réactualisation à l’ère de la trap et de l’Auto-Tune (deux formules présentes ici, en filigrane). Certains voudraient débattre et savoir s’il est un nouveau classique, ou juste un bon album. La vérité, sans doute, est entre les deux. Et puis de toute façon, le statut occupé par Andre Young fausse tout, il brouille toute perception. Sanctifié, canonisé, il vit sur son mythe. Dr. Dre est une icône. Il est une relique, un peu comme les Rolling Stones l’ont été pour le rock. Sauf que les Rolling Stones, trente années après leurs débuts, auraient été bien incapables de sortir un album de la qualité Compton.