BUSDRIVER – Temporary Forever
C’est un phénomène bien naturel. Passé la déception de voir un artiste bourré de potentiel et de talent ne pas décoller comme il le devrait, ne demeurer une référence que pour les happy few, sortir des albums bancals et louper ses rendez-vous avec la notoriété, on réalise que son grand disque, en l’absence du chef d’œuvre tant attendu, c’était finalement, peut-être bien, celui du premier buzz. Et ce disque, en ce qui concerne le rappeur Busdriver, c’est Temporary Forever.
En 2002, après deux albums éclatants de talent et de flow, Memoirs Of An Elephant Man et This Machine Kills Fascists, mais inécoutables parce qu’insupportablement mal produits, le plus digne héritier du Project Blowed, le rappeur au phrasé le plus plastique et le plus rapide jamais entendu, s’accompagne d’une équipe de vrais bons beatmakers. Avec d’abord un Paris Zax alors inconnu (pas sûr qu’il le soit moins aujourd’hui, d’ailleurs), avec aussi Daddy Kev, Hive et l’impeccable Omid, sans oublier l’apport non négligeable du turntablist D-Styles aux platines, la musique tient mieux la route. Ajoutés à cela des invités irréprochables comme les deux gros mexicains d’Of Mexican Descent, le compère Radioinactive et le grand Aceyalone, venu en parrain, et le tout dégage une certaine classe.
Tout n’est pas encore parfait. Malgré un départ en fanfare, l’album s’épuise sur la longueur. Comme toujours, Busdriver lutte pour fondre son phrasé complexe et invraisemblable dans des beats qui, plus propres qu’autrefois, restent néanmoins terriblement fonctionnels. On n’habille pas si facilement un tel rappeur. A minima, il faut bien un beat signé par le fameux DJ Jean-Sébastien Bach, pour offrir à ce flow la musique ce qui lui convient (« Imaginary Places »).
Mais aujourd’hui, Temporary Forever demeure ce que Busdriver a fourni de mieux. Un vrai disque de jazz rap, au sens premier du terme, avec un phrasé qui, poussant au paroxysme la logique du Project Blowed, se permet les improvisations et les exercices les plus délirants jamais tentés par le free, sans pour autant que ça sente le forcé, ni l’expérimental à deux sous. Busdriver rappe comme il respire, c’est dans sa nature : même quand il commande un hamburger au McDrive, il ne peut pas s’empêcher de freestyler (l’hilarant « Stylin’ Under Pressure »).
Les paroles sont riches et nombreuses et, à bien creuser, elles vont bien au-delà de l’image de phénomène de cirque que le MC peut donner, de loin, avec des exercices de style à la « Single Cell Ego ». Le premier groupe du rappeur, 4/29, se nommait ainsi en référence aux émeutes de Los Angeles en 1992. Et si c’est loin de dominer le discours, s’il est trop subtil pour se lancer dans des prêches, il reste un fond de critique sociale chez lui, par exemple sur « Gun Control ».
Mais chez Busdriver, avant le fond, il y a la forme : libre, libre, libre. Diversité du tempo, de la scansion, du timbre, des mélodies, car oui, ce rappeur-là a autant le droit de chanter (le jazzy « Somethingness ») que d’entonner un spoken word (« Driver’s Manual »). Diversité des beats, capables de ruptures impromptues, susceptibles d’être autre chose que de simples boucles (la flûte de « Suing Sony »), pour se mettre au niveau du flow volatile du bonhomme. Diversité dans les genres samplés ou détournés : du classique donc, avec l’illustre compositeur susmentionné, mais aussi, une guitare folk sur « Opposable Thumbs » ou du blues, avec le « Post Apocalyptic Rap Blues » final. Et du jazz, bien sûr, d’abord, partout, et plus particulièrement sur le bien nommé « Jazz Fingers », le duo avec Aceyalone.
Bref, ça part dans tous les sens. C’est longuet, parfois. Mal maîtrisé, de temps en temps. Mais jouissif, souvent. Malgré l’aspect dense et touffu de l’ensemble, en dépit de ce déluge de mots, plus nombreux que dans vingt tomes de l‘Encyclopedia Universalis, il y a des tubes, de vraies petites perles qui vous restent gravées dans le cerveau, comme « Along Came A Biter », comme le thème oriental de « Idle Chatter », et comme, évidemment, toujours, cet increvable « Imaginary Places ». Car Busdriver ne fera finalement jamais mieux que ce Temporary Forever.