BABY SMOOVE – I’m Still Serious

A la fin de la décennie 2010 s’amorce un tournant pour la scène de Detroit. Certains chamboulent alors le fondement même du style local. Prenant à contrepried ce rap soutenu et hautement énergique qui s’est illustré les années précédentes, ils affectent à l’inverse un flow léthargique, mou et désintéressé. Ils semblent ne plus se soucier ni de la musique qui les accompagne, ni de ceux qui les écoutent. Babyface Ray est un pionnier dans ce registre. Son protégé Veeze est celui qui l’impose ensuite auprès de la critique et d’un plus large public. Mais la véritable maître, c’est Baby Smoove.
Jaelin Deanta Parker s’impose à partir de 2019. Cette année-là, son morceau de bravoure « Bape » et trois albums remarquables (le formidable et bien nommé Flawless, puis Mr. Perfect et Purple Heart) lui permettent de gagner sa place parmi les grands de Detroit. Et en décembre, le critique Alphonse Pierre célèbre le titre (pourtant moyen) « CardoGotWings » qui sample le « Five Minutes Of Funk » de Whodini. Cependant, comme souvent en pareil cas, les choses sérieuses sont arrivées avant cette petite reconnaissance. Dès 2018, après une « mixtape » passée inaperçue, Why So Serious, Baby Smoove insiste avec I’m Still Serious. Et c’est là, en effet, que débutent les choses sérieuses.
Tout cela reste, à ce stade, du rap de rue. Il est déclamé d’un coup, sans grande distinction entre refrains et couplets, et avec des instrus répétitifs. Assuré en grande partie par Michigan Meech, un producteur clé de Detroit, le son est le même que d’habitude avec ses synthés, ses touches de piano précipitées et ses cloches. Mais il y est mis un peu plus de douceur, un peu moins de bruit, et parfois le minimalisme est extrême (« 2:22 Am »), afin que l’on entende les sussurements de Baby Smoove.
Même s’il a la rudesse des mauvais garçons du Michigan, même s’il reste très menaçant, même s’il place l’argent au-dessus de tout (« For The Money »), ce dernier est vulnérable. Alors qu’on l’imagine assomé par les drogues (« Missing ») et en proie à l’insomnie (« 2:22 Am »), il partage ses moments de déprime de façon amorphe et paresseuse. Sur « I Can’t Chose », il se montre déchiré entre ses vies de hustler et de rappeur. Sur « Diary Of A Mad Man », il part dans une longue virée introspective.
les femmes semblent occuper une portion conséquente des quatre-vingt-dix-neuf problèmes de Baby Smoove. Sur « Losing My Mind », par exemple, il est question de chagrin d’amour, entre autres. Et sur « Recipes », il dit ne pas croire à la fidélité et à la loyauté. Seul son fils lui donne une raison de vivre, d’après le superbe et conclusif « Traumatized », une exposition de ses peines et malheurs. Ce titre est l’apothéose de cet album, son point d’orgue, sa quintessence aussi, avec cette fin où la musique se tait peu à peu et où les paroles du rappeur s’effacent en un douloureux murmure.
Tout est marmonné ici, tout est énoncé avec une diction sans entrain ni conviction. Et pourtant Baby Smoove, tel est son art, c’est toujours marquant, c’est toujours éloquent. I’m Still Serious en a été la première preuve, et d’autres ont suivi. Il n’a pas menti. Tout cela, c’était bel et bien du sérieux.