ARCHIE SHEPP – Attica Blues

Le 9 septembre 1971, débute au pénitencier d’Attica, dans l’Etat de New-York, une violente révolte de prisonniers. Un maton meurt au début de l’émeute. Et quand quatre jours après les forces de l’ordre abattent leur répression sur les insurgés, le bilan s’étend à quarante-trois décès, dont trente-trois parmi les détenus. C’est alors (et encore) le soulèvement carcéral le plus meurtrier de l’histoire des Etats-Unis. Cet événement alimente le débat sur le droit des prisonniers, mais aussi celui, brûlant en ce début des années 70, sur la condition des Afro-Américains. La plupart des prisonniers tués, en effet, étaient des hommes noirs.
Parmi ceux soucieux d’entrer dans la conversation, figure Archie Shepp. Apparu auprès de Cecil Taylor puis de John Coltrane, le saxophoniste est alors l’un des musiciens radicaux et avant-gardistes, plus ou moins associés au free jazz, qui ont émergé dans les années 60. Il a déjà démontré son engagement à plusieurs reprises, notamment en 1965 sur Fire Music, son album de référence, avec le titre « Malcolm, Malcolm, Semper Malcolm ». Et quelques mois après le drame, il compte bien faire entendre sa voix une fois encore, parmi celles qui s’indignent dans la communauté noire.
Attica Blues, intitule-t-il donc cet album. Ce disque dont la pochette montre, affichés sur le mur, les poings levés de Tommie Smith et John Carlos aux derniers jeux olympiques, sera sa contribution. Cependant, Archie Shepp ne s’y prend pas comme on pourrait s’y attendre : par les assauts vengeurs de son saxophone, par l’une de ces rages chaotiques dont le free jazz est friand. Tout au contraire, il s’aventure hors de ce champ. Ce musicien aventureux qui, trente années plus tard, lancera un projet avec Chuck D, donne sur cet album concis une place à toutes les autres musiques noires américaines.
Le décor est planté tout de suite. « Attica Blues » le morceau, parle fort de libération et d’égalité, mais ce n’est pas du jazz : c’est du funk retentissant, chanté à tue-tête par Henry Hull et ses choristes gospel, avec guitares wah-wah, percussions fortes et cordes façon blaxploitation, quelque part entre la furie de Funkadelic et la classe d’Isaac Hayes. Suivent un brin de spoken word (« Invocation: Attica Blues »), une ballade de crooner (« Steam pt. 1 »), de la spoken poetry à la Last Poets (« Invocation To Mr. Parker »), de la fanfare de big band (« Blues For Brother George Jackson »), de la soul tragique à la Marvin Gaye (“Invocation: Ballad For A Child”), du beau jazz soyeux (« Good Bye Sweet Pops »), et pour finir une maladroite chanson d’amour (« Quiet Dawn »). Délivrée avec beaucoup d’assurance, mais à la limite du faux, par la fillette du compositeur Cal Massey, cette dernière plage incongrue a parfois été critiquée. Et pourtant, elle clôt l’album idéalement, par une petite touche d’innocence.
Archie Shepp, au bout du compte, délivre le meilleur des albums dédiés à la cause afro-américaine. Pas de revendication brutale ici, mais au contraire, une évocation subtile de la souffrance (« je préférerais être une plante plutôt qu’un homme sur cette terre » entend-on sur « Invocation: Ballad For A Child »), récitée par William Kunstler, un avocat radical qui a suivi de près les événements d’Attica. Une atmosphère spirituelle parsemée de références, celle notamment au prisonnier, poète et témoin de la condition noire George Jackson. Attica Blues, c’est un hommage à toute la musique de sa communauté et à quelques-unes de ses grandes figures, Charlie Parker (« Invocation To Mr. Parker ») et Louis Armstrong, décédé quelques mois plus tôt (« Good Bye Sweet Pops »). C’est de la colère, du ressentiment, mais aussi de nobles aspirations, ainsi qu’une libération par le son.