ABBA – The Visitors

ABBA – The Visitors

C’est l’une après l’autre, que les digues ont sauté autour d’ABBA. A leur grande époque, il était sacrilège pour les branchés et les amateurs de rock d’aimer le quartet suédois. Ils étaient le démon, l’antipode du bon goût. Avec le temps, bien sûr, on a dû se rendre à l’évidence, on a dû reconnaître qu’ils étaient des mélodistes hors-pair. Mais les mauvais coucheurs, les boudeurs de plaisir, ont tenté jusqu’au bout de résister. Ils ont prétendu parfois que, si ABBA était un bon groupe à single, il n’était rien que cela, et que leurs albums étaient mal fichus. Mais même cela, c’était spécieux. Ça ne tient pas. Le dernier de leurs disques avant la séparation, The Visitors, le démontre encore avec éclat.

A l’époque personne, même pas les premiers intéressés, ne sait encore que cet album est l’ultime du groupe phénomène (en tout cas le dernier pour quarante ans). Après tout, le groupe y fait ce qu’il a toujours fait : il soumet son génie de la composition à l’air du temps, il épouse pleinement son époque. Après avoir donné dans le soft rock au début de sa carrière, puis dans le disco dans la période faste de « Dancing Queen », ABBA débute la décennie 80 en se mettant à la synth pop. Par ailleurs, et en ces années de résurgence de la Guerre Froide, le titre éponyme « The Visitors » évoque la vie des dissidents de l’autre côté du Rideau de Fer (entrainant la censure du groupe en URSS).

Les quatre Suédois poursuivent leur trajectoire stratosphérique. Et pourtant, le ver est dans le fruit. Les tubes se font moins systématiques, ils sont moins éclatants. Et puis surtout, les liens se délitent. En 1979, Agnetha et Björn ont annoncé leur divorce. Et l’année même où The Visitors sort, Frida et Benny suivent la même pente. Ces problèmes de couples, néanmoins, sont un carburant pour leur art. En 1980, ils ont inspiré l’un des plus grands singles d’ABBA, le plus déchirant peut-être, « The Winner Takes It All ». Et l’année suivante, les mêmes déboires sentimentaux nourrissent une bonne part de ce dernier album. La pochette l’annonce, qui pour la première fois montre le quartet dispersé. Ce n’est déjà plus un groupe, mais quatre individualités, qui vont bientôt prendre des chemins différents.

The Visitors contient quelques-uns de ces moments légers qu’on associe ordinairement à ABBA, comme l’humoristique et le joyeux « Head Over Heels » avec son histoire de maîtresse femme qui mène son mec à la baguette. Et puis il y a une farce, « Two for The Price Of One », à propos d’un type qui répond à une petite annonce promettant deux filles pour le prix d’une, avant de découvir que l’une est la mère de l’autre… Mais c’est aussi un disque grave. Leurs soucis conjugaux, les deux couples les abordent à plusieurs reprises. Sur « When All Is Said And Done », cet anti-“The Winner Takes It All”, quand ils admettent qu’il n’y a plus rien à faire que retenir les bons moments et passer à autre chose. Et si « One Of Us », leur dernier tube, ressemble à du ABBA classique, il parle aussi de rupture, mettant en scène une femme en proie à la solitude et qui regrette d’avoir quitté son amant.

La perte de l’être aimée, la désillusion, le groupe en traite d’une autre façon sur « Slipping Through My Fingers », quand il raconte ce moment douloureux où les parents réalisent que leur enfant va leur échapper. Et une profonde mélancolie sous-tend ce long, charmant et complexe « I Let The Music Speak » aux airs de comédie musicale, à propos du pouvoir curatif et apaisant de la musique.

La tristesse et la mélancolie ont souvent été présentes, chez ABBA, mais sous-jacentes, dissimulées derrière leurs refrains enjoués et leurs mélodies jubilatoires. Mais sur cet album paru au crépuscule de leur incroyable carrière, elles deviennent plus visibles. A l’occasion, ce groupe connu pour son goût du décorum kitsch opte même pour le dépouillement sur le très beau « Like An Angel Passing Through My Room », un titre fantomatique chanté par la seule Frida, dont le rythme se limite au tictac d’une montre et qui, lui aussi, évoque le souvenir si présent d’un amour révolu.

Parce qu’il est l’album tragique et mature d’ABBA, parce que moins pourvu en tubes que d’autres, il est aussi moins inégal, parce qu’il est solide dans sa version originale comme dans celle enrichie avec les derniers titres du groupe avant sa longue pause (« The Day Before You Came », « Under Attack », etc.), The Visitors a été un favori critique. Pas très loin du Rumours de Fleetwood Mac, avec lequel il a beaucoup en commun (l’histoire, la fin de deux couples au sein d’un groupe immensément populaire, est presque la même), il a toute sa place parmi les grands albums de rupture de l’ère pop rock.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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