BROCKHAMPTON – Saturation

La place du Web dans la production musicale est de plus en plus centrale, et Brockhampton (ou BROCKHAMPTON, si l’on se conforme à leur nom officiel) en est une démonstration claire. Ce large collectif, qui a fait l’événement en 2017 avec la sortie remarquée de trois albums intitulés Saturation, ne s’est pas contenté, comme tout le monde aujourd’hui, de se faire connaître sur Internet : il s’y est formé. C’est par une petite annonce publiée sur le forum d’un site de fans de Kanye West, Kanye To The, que le fondateur du groupe, un jeune homme originaire du Texas appelé Kevin Abstract, a rassemblé tout un tas d’autres gens pour monter ce projet, initialement intitulé AliveSinceForever.
Sans grande surprise compte-tenu de cette genèse, l’influence de Kanye West est palpable. Comme lui, Brockhampton est plus grand que le rap. Le groupe fait de la pop, voire plus généralement de l’art, plutôt que du hip-hop à proprement parler. Ils sont rappeurs et producteurs, certes, mais pas que. On découvre aussi, parmi ses quatorze membres officiels (treize maintenant, depuis le renvoi d’Ameer Vann, accusé d’abus sexuels), des chanteurs, ainsi qu’un manager, un designer, un photographe et un développeur de sites Web. Leurs profils personnels aussi sont variés, puisqu’on y trouve des Noirs comme des Blancs, des gays déclarés (à commencer par Kevin Abstract lui-même), tout comme des hétéros. Et cette diversité s’entend dans la musique, dès le premier volet des Saturation, un disque composite, enregistré à la va-vite, et pourtant sans faux pas.
L’agressif et l’excessif « Heat », tout comme « Bump », ressemblent aux moments les plus sauvages et dissonants d’Odd Future, l’autre grande influence du groupe. Et si leurs titres sont musicalement bizarres ou originaux (samples inhabituels, voix déformées), leur vocabulaire reste celui du rap, comme sur l’indolent « Gold », ainsi que leurs jeux verbaux, par exemple la litanie de célébrités mentionnées sur « Star ». Mais Brockhampton s’aventure aussi en terre indie pop (« Swim », « Cash »), soft rock FM (« Waste ») et R&B (« Face »), parfois au sein même d’un seul titre, comme « Fake ». Par ailleurs, sans abandonner la dégaine insolente et fière associée au rap, le groupe, tout comme ses modèles, donne en plus dans l’intime et l’introversion, en particulier quand, sur « Trip » et « Milk », il investit l’un de ses thèmes principaux : l’acceptation de soi.
En réalité, Brockhampton ne se définit pas comme un groupe de rap : à écouter ses membres, ils sont un boys band. Cette idée, ils la reprennent sur « Boys », l’un des morceaux les plus marquants de Saturation, quand ils se comparent à One Direction. Ils sont un boys band en effet, au sens littéral du terme. Mais un boys band moins policé que d’habitude ; un boys band qui s’est pris en main tout seul, et qui rejette les injonctions des maisons de disque sur « Fake » ; un boys band qui, avec sa musique à écran large, avec aussi ses interrogations sexuelles et ses rapports ambigus avec la drogue, la police, les femmes, la couleur de leurs peaux ou la célébrité, a pour grand projet de mieux représenter l’Amérique d’aujourd’hui.