JOE ABERCROMBIE – A Little Hatred (Un soupçon de haine)

Tout d’abord, nous avons Orso, l’héritier dépravé de l’Union, le royaume le plus puissant du monde connu. Il y a aussi Savine, sa maitresse (ou plutôt l’une d’elles), une intrigante de génie, une femme d’affaires et femme du monde impitoyable, animée par l’ambition et par l’appât du gain. Plus au nord, sur un autre continent, nous trouvons Leo, un jeune et beau noble promis à un grand avenir, la tête enflée de rêves de batailles et de gloire. Enfin, il y a son amie d’enfance et amante occasionnelle, Rikke, la fille d’un prestigieux chef indigène allié, douée d’un pouvoir de prescience.
Ces personnages sont les héros de The Age Of Madness, la dernière trilogie signée Joe Abercrombie, et ils ont une particularité : ils sont les enfants des principaux protagonistes de la précédente, et de ses spin-off parus entretemps. Plus de dix ans après la fin du cycle The First Law, l’écrivain anglais, l’un des maîtres contemporains de la fantasy, en reprend le fil une génération plus tard.
Les choses ont changé depuis la dernière trilogie. Sa fin laissait entrevoir une nouvelle ère, où l’argent et les banques remplaceraient la magie d’autrefois. Et cette fois nous y sommes. Les temps médiévaux ont cédé la place à une révolution industrielle, avec des villes qui grossissent de façon tentaculaire, des cheminées d’usines qui envahissent, empuantissent et enlaidissent le paysage, et des migrants venus des campagnes ou d’autres pays pour grossir les rangs des ouvriers et des indigents.
Nous ne sommes plus au moyen-âge, mais dans les miasmes de l’Angleterre du XIXème siècle, entre une bourgeoisie optimiste et cupide indifférente aux souffrances des plus pauvres, et une classe laborieuse travaillée par des idées socialistes (représentées ici les Breakers) et anarchistes (défendues quant à elles par les Burners). Ce n’est plus tout à fait le même monde. Ce n’est même plus la même histoire, cette nouvelle trilogie pouvant se lire avec le même bonheur sans rien connaître de la précédente ni des spin-off, même si quelques clins d’œil aux livres passés raviront ci et là les initiés.
L’autre changement tient à l’âge des principaux personnages. Dans le cycle précédent, certains avaient déjà vécu. Au moment où commençait l’histoire, Logen Ninefingers avait perdu sa famille, Sand dan Glokta son intégrité physique. Mais ici, nous avons affaire à des jeunes premiers. A Little Hatred prend donc la forme, commune en fantasy, du roman d’apprentissage. Au cours du livre, les héros susnommés traverseront des épreuves et apprendront à se connaître. Ils vivront des aventures qui, plus vite que prévu, les prépareront à prendre la place de l’ancienne génération.
Quelques autres personnages seulement, plus âgés et moins privilégiés, apportent à l’histoire un point de vue plus désabusé. Vick dan Teufel est la fille d’un noble déchu qu’une jeunesse passée dans un camp d’internement a rendu impitoyable. Jonas Clover est un guerrier vétéran du nord, qui n’a plus pour objectif que de vivre vieux. Gunnar Broad est un soldat de l’Union malmené par la vie, qui cherche sans grand succès à faire taire sa nature violente.
Mais certaines choses demeurent, chez Abercrombie. La première, c’est l’ambiguïté de ses personnages. Dans la lignée de George R. R. Martin, l’Anglais raconte son histoire en vue subjective, via les perspectives concurrentes voire antagonistes de plusieurs narrateurs. Et cela permet de brosser de chacun d’eux un portrait nuancé, de mettre en avant les décalages entre leur image, leur nature profonde et la façon dont ils se jugent eux-mêmes. C’est toujours aussi psychologiquement fin, notamment quand le même événement est décrit à travers les yeux de nombreux protagonistes.
Le chapitre « The Little People », par exemple, est saisissant. Il relate l’insurrection d’une ville via une pléiades de personnages qui tous partagent des interprétations et des aspirations différentes à propos des faits violents dont ils sont les acteurs ou les victimes. C’est alors un déferlement d’actions et de brutalité prenant, haletant, cynique et souvent juste, où bien des idéaux et bien des espérances sont mis à mal. Même chose de cette autre bataille, mondaine cette fois, qui rassemble presque tous les héros en fin de livre, dans une célébration où se jouent plusieurs jeux politiques et amoureux.
L’autre spécificité de l’auteur, c’est son goût pour l’action. Et il ne le dément pas. A Little Hatred est un livre intelligent, rempli de sagesse bien sentie, d’aphorismes croustillants, de regard juste sur les rêves guerriers et sur la fièvre révolutionnaire. Et pourtant, cela reste trépidant. On ne s’ennuie pas un seul moment avec cette histoire qui, avant que les intrigues ne convergent, se déroule sur deux terrains d’action. Pendant que Leo et Rikke participent à un conflit extérieur, Orso et Savine sont embarqués dans une révolution et une guerre civile. Et tout cela donne lieu à une succession échevelée d’actions et de situations, toutes plus savoureuses les unes que les autres, avec un déluge de coups de théâtres et de détours, sans oublier une profusion de dialogues tous plus truculents les uns que les autres.
C’est du grand Abercrombie. Du très grand Abercrombie. Alors que l’inclinaison naturelle d’un cycle de fantasy est de s’épuiser avec le temps, alors que la recommandation première est de ne jamais trop le faire durer, l’Anglais déjoue les pronostics : il n’a jamais aussi bien maitrisé son art. Il se bonifie avec le temps. Il montre qu’il est, soyons pédants, le plus grand auteur de fantasy du XXIème siècle.