JOE ABERCROMBIE – The First Law (La première loi)

Joe Abercrombie est l’écrivain de fantasy le plus emblématique de ce début de siècle, voire le meilleur, point barre. Cet Anglais, qui a retrouvé foi dans ce genre littéraire en découvrant George R. R. Martin, a peaufiné la formule de l’Américain. On retrouve chez lui ce qui fait la singularité de A Song Of Ice Of Fire : des histoires racontées à plusieurs voix, à travers les expériences concurrentes de ses personnages ; des intrigues imprévisibles ; des héros qui peuvent perdre ou mourir à tout moment ; une violence cruelle et crue ; un refus du manichéisme, le Bien et le Mal n’étant pas des absolus, mais une question de perception.
History is not the story of battles between right and wrong, but between one man’s right and another’s. Evil is not the opposite of good. It is what we call another man’s notion of good when it differs from ours (The Wisdom Of Crowds, p. 181).
L’Histoire n’est pas une question de batailles entre le bien et le mal, mais entre le droit d’un homme et un autre. Le mal n’est pas l’opposé du bien. C’est le nom qu’on donne à la notion du bien qu’a un autre homme, quand elle diffère de la nôtre.
Ces propos cyniques résument la philosophie générale des romans d’Abercrombie, et ils sont tenus par Bayaz, un mage immortel et puissant, sorte de mélange entre Gandalf, Sauron et un homme médiocre, qui est le personnage central de son œuvre principale. Celle-ci, The First Law, est une collection de nouvelles, de romans indépendants et de trilogies, dont le trait commun est de se dérouler dans le même univers, avec des personnages récurrents, à la manière de la Comédie Humaine de Balzac. Quasiment tous les livres de l’écrivain se rattachent à ce monde, exceptés ceux du cycle The Shattered Sea, une trilogie de science fantasy post-apocalyptique rédigée dans le même style, avec la même approche, mais destinée à un public plus jeune.
Dans les divers volumes de The First Law, on suit les ascensions, les chutes et les aventures d’une collection bigarrée de personnages, dont aucun n’est un héros immaculé. Dans le premier cycle, les principaux protagonistes sont un barbare dépressif prompt au déchainement de violence, un tortionnaire infirme et un jeune aristocrate orgueilleux. Dans une seconde trilogie, leurs enfants prennent le relais. Ils sont une femme d’affaire machiavélique, un prince dépravé et un officier imbu de lui-même, perdu dans ses rêves d’héroïsme. Tous ont leurs failles, leurs perversions. Mais tous, aussi, sont humains, faillibles et attachants. Ils nous ressemblent.
Tout comme A Song Of Ice Of Fire, The First Law accompagne notre époque, celle où les certitudes de la Guerre Froide ont laissé place aux ambiguités d’un monde multipolaire et de médias morcelés, où l’espoir de lendemains radieux s’efface devant la certitude qu’une guerre ne fait que préparer la suivante. Cependant, Abercrombie va encore plus loin que Martin.
L’auteur de A Song Of Ice Of Fire demeure un Américain. Comme ses compatriotes, il est un optimiste. Son œuvre ne dynamite pas tout à fait la vieille fantasy : elle l’actualise, elle la rénove. Comme chez Tolkien, on trouve chez lui des héros en lutte contre la résurgence d’une puissante menace antique, le retour triomphal de personnages déchus après un long parcours initiatique, et une cause juste à défendre, fusse au prix de sacrifices et de compromissions.
Mais Abercrombie, et cela n’a rien d’anecdotique, est européen. Il est Anglais, il est d’un vieux pays, et sa perspective est autre : elle est désabusée. Il n’y a aucune revanche morale dans ses histoires, ou si peu. Le monde qu’il décrit est dominé par la tromperie, le rapport de force et l’abus de puissance. Le pouvoir corrompt, la douleur corrompt, la vie corrompt. A plusieurs reprises, il dépeint la déchéance morale de ses héros après à la perte de leurs illusions et de leurs aptitudes. Des gens confrontés aux réalités du monde, voire à leur nature sanguinaire et libidineuse, abandonnent leurs idéaux. Même ceux qui réussissent sont dévorés par l’angoisse, le stress, la désillusion. Les existences sont noires et désespérantes, dans The First Law.
La fantasy est née, sans doute, d’un besoin de réenchanter le monde. Mais Abercrombie, lui, choisit de désenchanter la fantasy. Ses héros sont humains, trop humains. Les Aragorn du coin sont des jeunes premiers présomptueux. Gandalf est un politicien suffisant et mégalomane. La magie est remplacée par la banque et par l’industrie. Et la victoire n’est jamais que l’installation de nouveaux tyrans, plus ou moins compétents que les précédents, plus ou moins cruels.
Joe Abercrombie est de son époque, il n’est plus de la génération des auteurs de fantasy issus du jeu de rôle. En conséquence, il n’est pas un world builder. Le monde de La Première Loi n’est pas sophistiqué. Il se limite à une puissance centrale et principale, l’Union, entourée de quatre contrées principales : au nord des contrées froides habitées par des barbares belliqueux, au sud une civilisation rivale monothéiste peuplée d’hommes noirs, à l’est une collection de cités-états en conflit permanent qui rappellent l’Italie médiévale, et à l’ouest un vieil empire déchu, séparé de l’Union par une sorte de Far West. D’un point de vue temporel, c’est aussi très court et très ramassé : en quelques générations seulement, le monde d’Abercrombie passe d’un temps mythique au moyen-âge, puis à la révolution industrielle.
Joe Abercrombie ne vient pas des jeux de rôle, mais des jeux vidéo. Aussi ne rechigne-t-il jamais à l’action. Celle-ci est très présente dans ses livres. Ses héros sont mobiles, ils se battent souvent, ils traversent de nombreuses situations désespérées. L’intrigue est dense et elle avance vite, sans aucune de ses longueurs qui caractérisent la fantasy immersive à la Robert Jordan, à la Robin Hobb ou à la Kevin Sanderson. Il n’est pas là pour composer sur plusieurs milliers de pages un savant crescendo, mais pour avancer frénétiquement, dans un désordre d’événements aléatoires qui rappellent un soap opera. Un soap opera de luxe, avec des personnages ambigus.
Car c’est là une autre caractéristique de l’auteur, l’un de ses grands atouts : il a une formation de psychologue, et il sait parfaitement bien construire les personnalités de ses personnages.
Ces derniers sont subtils, humains, nuancés. Via des histoires à points de vue multiples à la manière de Martin, il nous fait découvrir chacun de ces individus de l’intérieur, il nous fait voir les écarts souvent conséquents entre la psyché des gens, entre leurs pensées intimes et la manière dont ils sont perçus. Et puisqu’il couvre un temps long, puisqu’il étale son récit sur plusieurs générations, il fait mûrir ses personnages. A travers des protagonistes tels que Caul Shivers et Sand dan Glokta, que l’on suit sur toute leur existence, dans plusieurs romans, on observe l’évolution psychologique qui vient avec l’expérience, les années et les traumatismes.
La fantasy a été fascinée par les mythes et les légendes. Et puis, quand elle s’est voulue plus adulte, plus réaliste, c’est l’histoire qui l’a passionnée. Chez Abercrombie, cependant, c’est l’individu qui importe. Derrière le fracas d’événements, de bagarres et de violence qu’il met en scène, c’est en réalité du roman psychologique, que publie cet auteur absolument essentiel.
Ah, et puis il y a de l’humour aussi. L’auteur aime jouer du comique de situation, il aime placer dans des situations cocasses ses personnages qui, au fond, ne contrôlent pas grand-chose. Et ce faisant, en nous arrachant de nombreux sourire, Abercrombie apporte un peu de lumière et de légèreté à sa vision modérément désabusée de la nature humaine.
THE FIRST LAW / LA PREMIERE LOI
C’est la trilogie de départ, celle qui a présenté Abercrombie au monde, et celle qui donne naissance à l’univers où prennent place la plupart de ses livres. Elle est déjà brillante. Cependant, contrairement à la règle en fantasy, cette saga originale n’est pas le sommet de l’œuvre. D’autres aventures prendront place dans les mêmes lieux, et parfois avec les mêmes personnages, plus passionantes encore.
THE GREAT LEVELLER (ROMANS AUTONOMES)
Après la trilogie originale, et avant la prochaine, Abercrombie continue à mettre en scène des aventures dans le monde de The First Law, à travers des romans plus ou moins indépendants les uns des autres. Réunis bien plus tard sous l’intitulé The Great Leveller, la grande niveleuse (à savoir, la mort), ils relatent de palpitantes aventures de vengeances, de batailles et de quêtes, avec cette approche brutale, désabusée, et parfois humoristique, qui est la marque de l’auteur.
RECUEIL DE NOUVELLES
THE AGE OF MADNESS / L’AGE DE LA FOLIE
Dix ans après les romans qui l’ont fait connaître, Joe Abercrombie nous offre une suite. Entrent en scène les enfants des anciens héros, et ils sont aussi imparfaits qu’eux. Le monde a changé, il traverse une révolution industrielle. Mais la nature humaine, demeure. Et les nouveaux protagonistes sont aussi délicieusement tourmentés que les précédents. Quant à l’art de l’auteur, il a encore progressé.