GODFATHER DON & KOOL KEITH – The Cenobites LP
La transition du Kool Keith funky des débuts à celui, plus halluciné encore, de Dr. Octagon, ne s’est pas faite en solitaire. Elle a été accompagnée par un homme, le rappeur et producteur Godfather Don. Recruté par les Ultramagnetic MCs en 1992, celui-ci ne reste longtemps avec eux, ses beats sombres ne collant pas avec l’esprit du groupe. Cependant, cela ne dissuade Kool Keith de poursuivre sa collaboration avec lui. Et l’année d’après, au moment de lancer son label Fondle’em, l’animateur radio Bobbito Garcia a la bonne idée de leur faire enregistrer ensemble quelques nouveaux titres. Il décide de les cloitrer dans un sous-sol jusqu’à ce qu’ils en sortent avec un disque. Cette réclusion leur vaut alors le nom de cénobites, ces religieux des premiers temps. Mais en fait de moines, ces deux-là sont plutôt du genre paillards. Ensemble, ils concoctent des textes qui sentent le sexe à plein nez.
Le résultat de cette session sort en 1995 sous la forme d’un EP crédité par erreur aux « CenUbites ». Bien reçu dans l’underground, il sera réédité à plusieurs reprises, en format LP, augmenté d’un remix de « Kick A Dope Verse » et d’une version antérieure du « Checkin’ My Style » des Ultramagnetic MCs, renommée « Return To Zero », et comprenant des vers de Godfather Don. Et puis plus tard, en 2000, il sera disponible en format CD. L’EP d’origine, depuis, est devenu collector, et cela pour de bonnes raisons : le disque des Cenobites est, à bien des égards, l’acte de naissance de la scène underground qui explosera bientôt. C’est Kool Keith, un rappeur ancien mais toujours en avance d’une époque, qui ouvre le bal et qui lance la grande aventure Fondle’Em, le label fondateur du mouvement rap indé.
Sur les Cenobites EP et LP, notre duo respecte la tradition de l’égo-trip, comme avec le mémorable « Kick A Dope Verse », l’un des deux titres où Bobbito s’essaie au rap. Mais s’y trouvent aussi, déjà, toutes les routines de l’indie rap. Tout est en place. Avec ce corrosif « How The Fuck You Get A Deal » qui s’ouvre sur le dialogue fictif entre un jeune rappeur et un professionnel du disque, Kool Keith et Godfather Don affirment bien haut leur défiance absolue envers l’industrie de la musique. Sur « You’re Late », qui sonne old school, ils pleurent la disparition d’un âge d’or du rap en compagnie d’un autre vétéran, Percee P. Sur « Mommy », ils s’engagent sur la voie de l’abstraction et du surréalisme. Sur « I Was Forgotten », ils manifestent un goût certain pour le morbide et ils usent d’un vocabulaire compliqué, annonçant le rap de science-fiction de la fin des années 90. Et partout, ils s’en prennent aux wack MCs, ces rappeurs arrivistes sans talent et corrompus par la soif de réussir.
La musique suit cette posture sans concession. C’est un hip-hop hardcore, comme avec ces agressifs « Rhymes I Sniff » et « How The Fuck You Get A Deal » qui rappellent Onyx. Ce sont des flows élastiques et allumés, pas très loin de ce qu’Organized Konfusion propose alors (cf. « I Was Forgotten »). C’est aussi un jazz rap en plein dans son époque, quelquefois laid back, comme avec « Keep On », mais le plus souvent, et dès les trompettes évanescentes de « Lex Lugor », lourd, noir et poisseux, L’album des Cenobites, c’est un disque nostalgique qui pleure un hip-hop parti en vrille. Et pourtant, paradoxalement, c’est aussi le son de son époque. Ainsi, déjà, qu’un certain aperçu du futur.
