THE AFGHAN WHIGS – Gentlemen

THE AFGHAN WHIGS – Gentlemen

Le parcours des Afghan Whigs est typique du grand boom du rock alternatif qui a suivi le succès stratosphérique de Nirvana. Formé à la fin des années 80 à l’université de Cincinnati, le groupe se produit d’abord sur son propre label, avant d’être repéré par Sub Pop. Et puis, au bénéfice de la vague grunge, quand l’industrie du disque se rue sur la poule aux œufs d’or, ils sont signés en major, chez Elektra, puis Columbia, et on voit leurs clips sur MTV. Enfin, quand tout ce fracas finit par se taire et que le succès attendu des investisseurs manque à l’appel, ils se séparent, avant de se reformer et de revenir au point de départ, chez Sub Pop.

Cependant, parmi tous ces groupes à guitare installés alors à Seattle, ce groupe venu de l’Ohio a une proposition particulière. Tout en pratiquant un rock lourd, il entretient une grande passion pour les musiques noires. C’est un amour commun pour le vieux R&B qui rassemble d’abord le chanteur Greg Dulli et le guitariste Rick McCollum, au sein d’un groupe appelé dans un premier temps les Black Republicans, où sévissent aussi John Corley à la basse et Steve Earle à la batterie. En plus de classiques rock comme Elvis, Neil Young et les Stones, ces hommes reprennent les Supremes, Al Green, Barry White, Prince, TLC (et même, plus récemment, Frank Ocean et Drake). Et leur musique porte la marque de cette influence, notamment leur premier album pour une major.

De prime abord, les textes de Greg Dulli ne dénotent pas à l’heure du grunge. Le chanteur se lance dans une introspection crasse et il exprime un dégoût de soi. Il explore les petitesses de sa masculinité, faisant de cet album de rock l’un des plus critiques jamais enregistrés envers le machisme ordinaire, envers les traitrises et les tromperies des hommes, envers leur luxure dépourvue d’empathie et d’attention pour l’autre. Le chanteur le dit tel quel sur « Be Sweet » : il a une bite à la place du cerveau. Le titre de l’album est ironique, en vérité. Gentleman, Greg Dulli ne l’est pas.

Cette autoflagellation est le signe du temps. Mais le thème, lui, est un poncif de la musique noire d’autrefois. Gentlemen, en effet, est un disque de rupture. Et il aborde ce sujet avec une sensualité dont les rockeurs alternatifs de l’époque n’ont pas toujours été capables. Cet album sent le funk, au sens originel du terme. Il pue la sueur, il empeste le sexe. La chambre et le lit sont là, tout près, dans un air moite et fétide.

Et puis il y a la musique. Greg Dulli s’exprime avec la voix âpre, criarde et rugueuse des rockeurs alternatifs. Aucun doute, c’est le timbre d’un homme blanc. Mais c’est aussi un chant suave, lascif, ce sont des feulements. Des guitares bruyantes dominent les chansons, avec ces changements brutaux de tempo à la manière de Nirvana. Mais derrière la violence des six-cordes, on entrevoit des motifs R&B, comme avec « Debonair », le plus grand succès des Afghan Whigs, dont le riff funky est inspiré ouvertement du « I Want You Back » des Jackson 5. Plus loin, le groupe reprend « I Keep Coming Back », un titre du chanteur soul Tyrone Davis en phase avec le sujet (un homme fautif implore son amante de le reprendre). Et il le fait admirablement bien.

« Gentlemen » et « Debonair » sont les titres les plus connus de l’album. Et pourtant, à mesure qu’on avance, d’autres se révèlent, supérieurs encore, comme ce « Fountain And Fairfax » à propos d’un couple qui peine à se séparer de ses addictions et que des cordes subliment tout à coup. Il y aussi ce magnifique et ce puissant « What Jail Is Like » servi par sa mélodie au piano, et « My Curse », une superbe chanson d’amour toxique interprétée par Marcy Mays, du groupe Scrawl, parce que d’après Greg Dulli, le contenu était trop intense pour qu’il s’en charge, et parce qu’il voulait une voix féminine pour contrebalancer son discours de mâle piteux. Et puis il y a la fin instrumentale, « Brother Woodrow / Closing Prayer », parfaite avec son superbe dialogue entre guitare et violoncelle.

Gentlemen est aussi, et surtout, un véritable album, à écouter d’un trait. C’est un disque concept, avec des titres qui font écho aux autres (« If I Were Going » et « Debonair », par exemple, ont des paroles en commun), et dont le tout, supérieur à la somme de ses parties, fait partie des classiques délivrés plus ou moins en marge de la frénésie grunge de l’époque.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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