SAWAKO ARIYOSHI – Le miroir des courtisanes

Le titre français de ce livre, totalement inventé (l’original est 香華, Kōge, ce qui signifie « fleurs et encens« ), est à la fois fidèle et trompeur. Fidèle, parce que ses héroïnes sont bel et bien des courtisanes, tout du moins à un moment de leurs vies. Tomoko, celle dont ce livre est la biographie, a été formée enfant à devenir une geisha. Quant à Ikuyo, sa jeune et jolie mère, elle exerce au même moment la profession plus ordinaire de prostituée. Mais ce titre est trompeur, néanmoins parce qu’il laisse entendre, fantasme oriental en prime, que les métiers en question sont le cœur du sujet.
Ils ne le sont pas. Certes, ce livre apporte des informations précises sur l’exercice de la plus vieille profession du monde, dans le Japon de la première moitié du XXème siècle. Il met en scène le quotidien de ces femmes qui ont fait commerce de leurs corps. Il nous décrit le contexte particulier des maisons closes japonaises, celles qui éduquent des geishas distinguées, celles qui entretiennent des prostituées plus vulgaires, celles qui font les deux. Mais il le fait de façon triviale et descriptive, sans rien exploiter du potentiel érotique de son sujet, comme l’autrice aurait pu le faire si elle avait parlé plutôt de marins-pêcheurs ou d’experts comptables. Qui plus est, cette période de prostitution ne couvre qu’une partie de l’existence de ces deux femmes de la classe moyenne rurale japonaise, réduites un temps à ce destin à cause de l’indigence, de la frivolité et de la négligence de la mère.
L’écrivaine, l’une des plus populaires dans le Japon de la seconde moitié du siècle, adopte la même approche que dans son œuvre la plus emblématique : Les dames de Kimoto. Elle retrace le destin de trois générations de femmes (Le miroir des courtisanes met aussi en scène la grand-mère de Tomoko, Tsuna) confrontées à une société patriarcale, Ariyoshi décrit avec une perspective féminine l’évolution du Japon au XXème siècle. A travers les aventures de ces deux courtisanes sont relatées l’occidentalisation du Japon, la montée de l’impérialisme et de la guerre, la destruction de Tokyo et l’occupation américaine, et avec tout cela la disparition progressive des traditions nippones.
Mais un livre n’est jamais totalement un bon livre, s’il n’aborde pas des thèmes universels. Et cela, Le miroir des courtisanes le fait aussi. Il nous parle, avant tout autre sujet, des rapports difficiles entre une fille et sa mère, d’une relation complexe qui se construit à mi-chemin de l’amour et la haine, qui évolue entre compassion et jalousie, qui navigue entre volonté de liberté et dépendance.
Tomoko et Ikuyo n’ont pas grand-chose en commun. Même physiquement, elles ne se ressemblent pas. La mère, est une cigale. Elle est futile, délurée, dépensière et profiteuse. Tomoko, elle, qui a souvent entendu sa grand-mère dire d’Ikuyo qu’elle était une « fille indigne » (elle en est morte), a décidé de ne jamais en être une : elle sera donc fourmi. Elle deviendra une honorable geisha, une courtisane distinguée protégée par un patron de la haute-noblesse, et plus tard une patronne d’hôtel et de restaurant respectée par la haute société de Tokyo. La petite Tomoko réussit, elle est sérieuse, organisée, à l’aise financièrement, tandis que sa mère vit jusqu’à la fin de ses jours à ses crochets.
La prostitution peut être, paradoxalement, un acte d’asservissement aux hommes tout autant qu’un moyen d’émancipation féminine. Cette émancipation, ces deux femmes y aspirent. Mais elles sont issues de générations différentes, et elles adoptent des stratégies différentes pour parvenir à leurs fins. Pour la mère, obtenir ce qu’elle souhaite passe par une série de caprices, de demandes et de suppliques, par le passage incessant d’un protecteur à l’autre, les trois maris qu’elle aura, et sa fille. Pour cette dernière, cela passe par une carrière entrepreneuriale et par l’indépendance financière.
Ce sont deux portraits humains contrastés que Sawako Ariyoshi confronte l’un à l’autre. D’un côté une femme capable, symbole de réussite sociale, version valorisée de la courtisane, mais qui peine à trouver le bonheur. Tomoko est impuissante à se détacher vraiment de son seul grand amour alors que cet amant l’a oubliée depuis longtemps. Elle est incapable d’avoir l’enfant qu’elle désire, et elle reporte son amour maternel sur un neveu dont on laisse entendre assez vite qu’il sera ingrat. De l’autre côté nous avons un parasite, une personne qui se laisse guider par ses instincts, donc chaque état d’âme n’est que chantage affectif, un stratagème de plus pour combler chacun de ses désirs.
Ikuyo épuise Tomoko. Plus d’une fois, la fille veut se rebeller contre cette mère ingrate, cette créature égotique qui l’a condamnée à devenir courtisane et qui est si peu maternelle. Elle jalouse sa beauté, son insouciance, sa fécondité (Ikuyo aura trois enfants, Tomoko aucun). Elle désespère d’y trouver ne serait-ce qu’un soupçon d’attention maternelle. Mais elle ne peut jamais s’en détacher. Elle ne cesse jamais d’être fascinée par cette mère indigne et ingrate, d’en avoir pitié ou de se sentir obligée. Et l’on apprend, au terme de l’histoire, qu’Ikuyo avait malgré tout une forme d’attachement à Tomoko, à sa manière. Et qu’elle en mourra. Bref, avant d’être une plongée dans la société si particulière et si japonaise des geishas, Le miroir des courtisanes est un livre fin et subtil sur les relations mère-fille.