N. K. JEMISIN – The Fifth Season (La cinquième saison)
Publié le 4 août 2015,
chez Orbit Books.
Ces dernières années, The Fifth Season a été l’un des livres les plus célébrés des littératures de l’imaginaire, dans la catégorie science-fiction, comme dans celle de la fantasy. Cet ouvrage de l’Américaine N. K. Jemisin, en effet, appartient à ces deux genres. Ce premier volet de la trilogie The Broken Earth met en scène une intrigue à l’échelle planétaire, ainsi que des technologies modernes (routes en asphalte, télégraphe, électricité, etc.), dans le cadre d’une société dystopique. Mais il décrit aussi un monde archaïque, organisé en castes et en communautés villageoises, et comptant d’autres peuples que l’espèce humaine. Et au cœur du propos se tiennent des sortes de mages, les orogènes, ou roggas, des parias redoutés qui ont le pouvoir de contrôler tremblements de terre et autres mouvements telluriques.
Si ce livre a récolté tant d’égards, ce n’est pas forcément du fait de l’intrigue. Celle-ci, au bout du compte, est simple, et elle ne tient pas particulièrement en haleine. Syenite, une orogène sous le contrôle de l’empire qui gouverne l’ensemble du monde connu, est envoyée avec l’un de ses aînés, le puissant Alabaster, pour ce qui ressemble de prime abord à une mission ordinaire. Là-bas, cependant, rien ne se passe comme prévu. Confrontés à de mystérieux artéfacts antiques, ils échappent de peu à un cataclysme, avant de trouver un abri au sein d’une communauté de marginaux, puis de se faire rattraper par la patrouille au cours d’un finale violent et virevoltant. Comme le veut la règle en fantasy, cette trilogie débute de façon simple, comme pour capturer le lecteur. Sans doute n’est-ce qu’à partir des tomes suivants que l’intrigue se densifie, que le monde révèle toute sa complexité.
Mais N. K. Jemisin a d’autres atouts, notamment ses procédés d’écriture. Sur le plan narratif, elle dédouble l’intrigue principale de deux autres. En plus de l’histoire de Syenite, elle nous conte celle de Damaya, une enfant envoyée de force au Fulcrum (un lieux clos dédié aux orogènes, à mi-chemin entre université et centre de rétention), quand sa communauté découvre avec horreur qu’elle est dotée de pouvoirs dangereux. Elle nous relate aussi celle d’Essun, une rogga qui cherche à vivre une vie normale en dissimulant sa nature, jusqu’à ce que son village se retourne contre elle, quand il réalise que ses enfants sont dotés des mêmes facultés. Naturellement, ces trois récits vont in fine se rejoindre, d’une façon relativement originale, quand viendra le moment des grandes révélations.
L’auteure joue aussi d’un style vivant et animé. Elle privilégie le monologue intérieur, et va au bout de sa logique, translatant telles quelles les pensées décousues de ses personnages. Les textes sont passionnés, irrités même dans le cas de Syenite, une héroïne dont les blessures et les frustrations ont fait une personne cassante, à fleur de peau. Des phrases sont interrompues, des onomatopées s’y insèrent, des retours à la ligne impromptus apparaissent. Jemisin va même plus loin quand elle relate les pérégrinations d’Essun. Dans ces moments-là, à la manière de Michel Butor, ou des « livres dont vous êtes le héros » (au choix, selon vos références), elle conjugue ses textes à la deuxième personne. On comprendra pourquoi à la fin du livre, quand on découvrira qui est le narrateur.
L’autre atout de N. K. Jemisin, primordial quand on concourt dans la catégorie fantasy, est qu’elle excelle à bâtir son monde, qu’elle est un world builder. Celui-ci, en effet, est original. Sa planète vit au rythme brutal de séismes et de d’éruptions volcaniques, qui aboutissent parfois à des apocalypses de plusieurs années, à de très longs hivers : les cinquièmes saisons qui donnent leur nom au livre. L’auteure nous décrit une société organisée tout entière autour de cette réalité : un empire à la fois puissant et décentralisé, qui de ce fait résiste à ces ères de destruction ; une science organisée entièrement autour du risque géologique ; une distribution des communautés humaines dictée par les risques de tsunami et les dangers volcaniques ; des castes auxquelles sont attribuées des fonctions précises, pour permettre aux communautés de survivre pendant ces « saisons » ; et un asservissement total des orogènes, seules créatures à même de contrôler la furie de la nature.
Ce livre, tout comme ses successeurs, a été distingué par le prix Hugo, la récompense suprême en matière de science-fiction. Et cela n’est pas immérité. The Fifth Season est à lire, il est à découvrir. Mais pour savoir qu’en attendre, il faut avoir en tête ce que de tels prix, voire plus généralement la critique, distinguent en premier lieu. Ce qu’ils aiment, c’est l’innovation formelle dont il a été question plus tôt, des héros imparfaits confrontés à l’inéluctabilité du mal (Syenite et Alabaster, tour à tour, devront commettre l’irréparable), des rapports ambigus entre les protagonistes (Syenite et Alabaster s’aiment et s’insupportent à la fois), ainsi qu’un écho aux préoccupations sociales du moment. Tout cela, The Fifth Season l’apporte.
Ce récit, en effet, traite de préoccupations de notre temps, comme l’identité de genre (l’un des personnages est transgenre, Syenite et Alabaster s’adonnent à des pratiques sexuelles hétérodoxes), la résilience (Syenite est une femme cabossée qui se reconstruit sans cesse), ou encore le rapport à la violence, omniprésente dans le récit, et d’autant plus insoutenable qu’elle s’exerce sur les enfants.
Autre thème brûlant, les préjugés raciaux et le rapport à la différence. L’empire très normé qui domine le monde impose un idéal physique qui correspond à l’origine ethnique de ses fondateurs. Et le destin des orogènes, des gens que la société a excommunié de l’humanité, évoque celui d’autres peuples ostracisés pour leur différence, voire réduits en esclavage. Notons que l’auteure est afro-américaine. Cela n’a rien d’anodin.
Selon ces critères précis, ceux du style et de la portée sociale, pour son regard cru jeté sur la nature humaine, entre pessimisme et espoir, et parce qu’elle dénonce et qu’elle démonte les mécanismes de l’oppression, N. K. Jemisin a mérité toutes ses distinctions. Quand bien même on a connu histoires plus palpitantes et héros plus attachants que ceux qu’elle nous propose ici.