KANYE WEST – The Life Of Pablo 

KANYE WEST – The Life Of Pablo 

Sorti le 14 février 2016,
chez GOOD Music et Def Jam Recordings.

Oublions un instant les frasques de Kanye West, qu’il s’agisse de ses propos en faveur de Donald Trump ou de sa récente hospitalisation, et concentrons-nous plutôt sur sa dernière œuvre. Car maintenant, a priori, on peut y aller. On peut en parler librement, comme s’il s’agissait d’un produit fini. Certes, par principe, elle n’en sera jamais une, mais il semble bien que The Life Of Pablo ne bougera plus, désormais. Sa dernière version remonte à juin, et il n’a pas encore été question d’une autre mouture pour cet album d’un nouveau genre : une œuvre jamais achevée, un perpétuel « work-in-progress », disponible uniquement sous forme électronique, et dont l’auteur ne s’interdit pas de présenter dans le futur des versions améliorées (il l’a déjà fait deux fois), à la manière d’un logiciel.

De par sa nature, le défaut de The Life Of Pablo est son caractère décousu et désordonné. Fidèle à sa mégalomanie congénitale (il a organisé un grand raout au Madison Square Garden pour lancer cet album), Kanye a livré une œuvre indigeste, pleine d’emphase et de boursouflures, dont le cœur est encore à peu près rap, mais où se greffent des expériences gospel, soul ou house, ainsi que les samples d’artistes aussi divers que Nina Simone, Arthur Russel, Johnny « Guitar » Watson, Goldfrapp et Section 25. Rien ici n’est clair, pas même le Pablo dont Kanye déclare vouloir nous conter la vie. On pense bien sûr à Picasso, pour ses ambitions artistiques. Ou à Escobar, baron de la drogue devenu figure tutélaire ultime du rap de gangster. Mais Kanye remonterait plus loin que ces personnages hauts en couleurs : c’est à Saint Paul de Tarse, « l’inventeur du christianisme », qu’il ferait allusion…

Ces références ronflantes importent peu. Elles ne lui servent qu’à amener le vrai sujet de l’album : Kanye lui-même. Tout, ici, tourne autour de lui, comme le veut la tradition égotiste du rap, mais de façon plus amplifiée encore. En plus de l’illustrer avec un univers musical de plus en plus délirant, il se présente comme un génie fou sur « Feedback ». Sur « Wolves », il compare sa bimbo de femme à la Vierge Marie. Il décroche la palme du jeanfoutre sur « Famous » quand, se référant à ce moment où il avait gâché la remise d’un MTV Award à Taylor Swift, il s’enfonce dans la goujaterie, prétendant avoir « rendu cette pute célèbre ». Et au cas où tout n’est pas encore clair, quand il nous déclare son amour, le rappeur nous dit quelque chose comme : « je t’aime comme Kanye aime Kanye ».

Victime d’une folie des grandeurs sans limite, il a embarqué un nombre ahurissant de rappeurs, chanteurs ou producteurs, et les a entrainés dans une immense philharmonie pop. Toutes les figures des musiques dites « urbaines » semblent présentes : un protégé historique (Kid Cudi), des rappeurs adultes et/ou « lyricaux » (Kendrick Lamar, Chance the Rapper, Vic Mensa), de jeunes (Desiigner) ou de moins jeunes (Max B, au téléphone depuis sa prison) pousses new-yorkaises, du pur-jus californien (Ty Dolla Sign), des vétérans (André 3000) ou des trappers (Young Thug) d’Atlanta, des producteurs d’hier (Rick Rubin, Havoc), d’aujourd’hui (Metro Boomin, Southside) ou d’entredeux (Swizz Beatz, Madlib), et toutes les nuances du R&B (Rihanna, Chris Brown, Frank Ocean, The Weeknd, The-Dream). Il ne manque guère que Diddy et Paul McCartney. Eux aussi, pourtant, ont bien failli y figurer.

On pourrait continuer ainsi, à égrener la liste invraisemblable des personnes conviées. Cette profusion, de toute manière, n’est pas nouvelle. Kanye West avait déjà opté pour une démarche semblable avec le gargantuesque My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Mais ici, il franchit un pas de plus dans la démesure. Et il sait plutôt bien y faire, en la matière. Avec son ton geignard et sa voix sans charisme, Kanye, on le sait, est loin d’être un grand rappeur. Il demeure, à la base, un producteur. Mais il a élargi sa palette à la composition, il est un vrai chef d’orchestre, porté par une vision que ne comprennent ou ne partagent pas nécessairement les nombreux musiciens impliqués.

Celle-ci existe, pourtant. Une écoute persistente de The Life Of Pablo le prouve. Les signes de génie sont là, éparpillées sur cette longue suite de titres prompts à susciter la circonspection : les chœurs de « Ultralight Beam », emprunts de la religiosité qui a toujours animé le rappeur ; un « Famous » qui tient debout, malgré le mélange incongru de ses vantardises, du chant de Rihanna et du dancehall de Sister Nancy ; les passages introspectifs de « FML » et de « Wolves » ; la contribution du chouchou du complexe industrialo-culturel rap, Kendrick Lamar, sur « No More Parties In L.A. » ; ce « Facts » qui lorgne du côté de la trap ; ce « Saint Pablo » récemment ajouté, et absolument splendide ; la house de « Fade », dont la vidéo signale que Kanye West vit décidément dans un monde très bizarre.

On saisit pourquoi il en rebute certains. On sait la raison pour laquelle tous ne sont pas prêts à suivre cette personnalité imbuvable dans chaque recoin de sa folie. On les comprend. Mais ils ont tort.

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The Notorious S.Y.L.V.

The Notorious S.Y.L.V., a.k.a. Codotusylv, écrit sur le rap et tout un tas d'autres choses depuis la fin des années 90. Il fut le fondateur des sites culte Nu Skool et Hip-Hop Section, et un membre historique du webzine POPnews. Il a écrit quatre livres sur le rap (dont deux réédités en version enrichie), chez Le Mot et le Reste.

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