Linda Perhacs est la preuve qu'on ne finit jamais d'écrire l'histoire de la musique, que sans cesse, il faut en refaire le bilan. En 1970, en effet, dans le monde des singers-songwriters folk américains, la Californienne n'est personne. Son métier, c'est assistante dentaire. Parce qu'elle soigne le compositeur Leonard Rosenman, celui-ci lui permet de concrétiser son passe-temps de chanteuse par un disque dont il devient le producteur. Cet album, cependant, ne les contente pas. Il est largement remanié par son label, qui cherche à le rendre plus radiophonique, et il ne se vend pas. Pendant plusieurs années, il s'entasse au milieu de tant d'autres, dans les poubelles de l'histoire, et Linda Perhacs reprend sa vie.

LINDA PERHACS - Parallelograms

Puis survient l'ère des CDs et sa grande folie de rééditions.

Puis arrive l'époque du psych folk, ou weird folk, cette redécouverte du folk rock psychédélique des années hippies. Et la chanteuse, avec d'autres telles que Vashti Bunyan, devient la coqueluche d'une ribambelle d'artistes contemporains.

Devendra Banhart l'adoube, les Daft Punk l'incluent à la BO de leur film Electroma, Sufjan Stevens la signe sur son label et il lui permet, à 70 ans, de reprendre sa carrière, Julia Holter et d'autres travaillent avec elle, Pat Sansone de Wilco et Fernando Perdomo la produisent. Dans le même temps, l'album est réédité à plusieurs reprises dans sa version d'origine, celle conforme aux visions initiales de la chanteuse et de son producteur, avec quelques bonus dont le beau "If You Were My Man" (celui même choisi par Daft Punk). Et rétrospectivement, il devient un classique folk de l'époque.

C'est que Parallelograms ne dépareille pas, dans l'Amérique de Joni Mitchell et des autres, avec son folk rock aux influences jazz. Même si Linda Perhacs s'en est défendue, ce qui est resté pendant des décennies son seul album est bel et bien le produit de l'époque hippy. L'ambiance est pastorale. La chanteuse vilipende la Rome urbaine et festive ("Porcelain Baked-Over Cast-Iron Wedding") et elle rêve de nature, de minéraux (grès et basalte sur "Moons And Cattails") et de bois trempés de pluie ("Chimacum Rain"). Elle imagine se laisser porter par le courant d'une rivière ou d'un océan ("Call Of The River", "Dolphin") ou sentir la caresse du vent sur son visage et celle du sable sur ses orteils ("Sandy Toes").

La guitare, secondée ici ou là par un harmonica, une flute, un saxo ou des percussions, est acoustique et dépouillée. Le chant, évanescent, joue de belles harmonies vocales. Les textes sont sentimentaux, ils parlent de rapports amoureux, de la peur de la solitude ("Hey, Who Really Cares?") et de désirs d'hommes qui sentent bon le bois fraichement coupé ("Paper Mountain Man"). Ils traversent aussi des moments psychédéliques où l'on devine l'influence directe ou indirecte des drogues comme quand, sur le délicat "Chimacum Rain", Linda Perhacs, en pleine expérience synesthésique, prétend voir des silences à travers les feuilles d'une forêt.

Et c'est là l'atour et l'atout de Parallelograms. Comme l'annonce son titre étrange, ce disque est parsemé de sons déconcertants et de concepts ésotériques, ceux-là même, sans doute, qui ont attiré l'oreille de nouveaux adeptes quarante années plus jeunes que la chanteuse. Si Linda Perhacs réapparait à l'époque du weird folk, c'est que "weird", bizarre, sa musique l'est. Ses mélodies empruntent par moment des détours inattendus. Aussi, son art fantomatique et évanescent est amplifié par l'usage précoce d'effets électroniques, voire, sur ce somptueux "Parallelograms" dont on reparlera dans un petit moment, de bruits et de distorsions qu'on s'attendrait davantage à entendre du côté de chez Pierre Henry.

Mais c'est une expérimentation douce, subtile et organique, une qui privilégie les petites touches. Et le morceau le plus concept, le plus étrange et le plus radical, celui qui prétend définir une géométrie de la musique en employant plein de mots compliqués, celui-là même qui donne son nom à l'album, s'avère en réalité le plus beau. Et vu la qualité des autres sur ce vrai classique miraculé, ce n'est pas peu dire.

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