Il y a peu, nous avons évoqué comment, comme si tout cela avait été planifié, Young Slo-Be avait terminé le dernier album avant son assassinat par un morceau en forme de lettre d'adieu, où il évoquait ses funérailles. Le rappeur californien, cependant, n'est pas le premier à avoir fait ce geste prémonitoire. Le précédent le plus notoire, c'est bien sûr celui de Notorious B.I.G., dont toute l'œuvre semble avoir préparé le dénouement dramatique de sa carrière et de sa vie.

THE NOTORIOUS B.I.G - Life After Death

L'existence du rappeur new-yorkais a été une véritable tragédie grecque, d'un bout à l'autre : le commencement au bas de l'échelle ; l'ascension tout en haut, soulignée par sa posture de mafieux nouveau riche ; la rivalité insensée avec 2Pac ; le meurtre des deux concernés. Et tout cela, comme si une fatalité divine était à l'œuvre, a été accompagné par un album intitulé "Prêt à mourir", puis par une suite, posthume, nommée de manière effroyablement pertinente "La vie après la mort". Le comble de cette effroyable perfection, c'est que l'un et l'autre disques sont devenus des classiques.

Sorti seize jours après son décès (et bien que planifié et enregistré avant), Life After Death sent la mort encore toute fraiche de son auteur. Il y a ce titre, cette pochette où le rappeur pose devant un corbillard, et cette intro qui reprend l'affaire là où l'album précédent l'avait close avec "Suicidal Thoughts", dans le bruit d'une chambre de réanimation. Et puis, il y tous ces thème morbides, qui reviennent souvent.

Sur "Somebody’s Gotta Die", Notorious B.I.G. s'engage dans une vengeance meurtrière. Sur l'excellent "Last Day", avec The Lox, il est question de jouir à toute allure d'une vie courte. "Miss U" pleure le décès d'un ami emporté par le trafic de drogue. Sur le très réussi "My Downfall", Biggie imagine déjà sa mère pleurer sur son cercueil. Il se livre à des menaces de mort sur ce vindicatif "Long Kiss Goodnight" qui rappelle pourquoi RZA est le meilleur producteur de l'univers. Et le titre conclusif de cet album, probablement son meilleur, s'intitule "You're Nobody (Till Somebody Kills You)" : "tu n'es personne, jusqu'à ce que quelqu'un te tue".

Life After Death réitère aussi le tour de force accompli avec Ready To Die : à la dureté du rap de rue, il associe les ambitions pop de Biggie, ses œillades marquées au grand public.

A cette époque, le hip-hop new-yorkais est sur le point de se scinder en deux : d'un côté un rap tape-à-l'œil, en quête de succès commercial, et de l'autre celui des esthètes et des puristes, qui survalorise les démarches underground. Notorious B.I.G., cependant, joue encore sur les deux tableaux.

On entend déjà sur Life After Death, ce rap "jiggy" que va bientôt faire triompher Puff Daddy avec l'album No Way Out. Plusieurs titres sont sirupeux et étincelants. Parmi eux, le single "Hypnotize", dont le clip met en scène de façon dispendieuse décapotable, bateaux, hélicoptères, lustre à pampilles, belles pépés et costumes blancs de maquereaux, sous le soleil généreux de Floride. Même chose avec "Sky S The Limit", où le rappeur s'exhibe dans une maison de luxe. Celui-ci joue aussi la carte sentimentale, comme avec "Miss U".

Le R&B s'invite souvent, sur "Fuck You Tonight" par exemple, avec R Kelly. Des voix féminines mielleuses ou aguicheuses sont présentes, dont celles de l'épouse (Faith Evans) et de la maîtresse (Lil Kim) du rappeur. Et avant même que Puff Daddy ne systématise la formule, Notorious B.I.G. réinterprète à la sauce rap les vieux tubes d'antan, comme avec ce "Mo Money Mo Problems" bâti sur le "Coming Out" de Diana Ross, ou encore cet "I Love The Dough" qui reprend la mélodie du "Da Ya Think I'm Sexy?" de Rod Stewart. Le rappeur chante même à la manière d'un crooner (avec humour et ironie, certes), sur "Playa Hater".

Cependant, Notorious B.I.G. demeure ancré dans le rap new-yorkais rude de la phase précédente. Il sollicite ses producteurs emblématiques, RZA (on l'a dit), DJ Premier, Havoc et Buckwild, voire Easy Mo Bee, qui s'était occupé aussi du premier album. Hostile et hardcore, Biggie attaque tous les rappeurs qui bougent sur "Kick In The Door", y compris celui même qui produit ce diss track, DJ Premier ! Il promet que ses disputes iront bien au-delà des mots sur "What’s Beef?". Il nous plonge dans l'univers noir de la drogue sur le très bon "Niggas Bleed" et sur ce "Ten Crack Commandments" produit aussi par Primo, lequel est un modèle d'austérité boom bap avec ses scratches et sa boucle entêtante.

The Notorious B.I.G. en vérité, embrasse tout. Il préempte tout, il accapare tout, y compris les sons issus des autres régions, ceux de Californie sur " Going Back To Cali" (oui, Biggie Smalls reviendra bel et bien à Cali, il y mourra même), ceux de Cleveland sur "Notorious Thugs", où il s'affiche avec comme nouveau membre de Bone Thugs-N-Harmony, rappant à la même allure que les intéressés. Il vient aussi jouer avec Too Short à son propre jeu : celui du maquereau sexiste à souhait, sur "The World Is Filled...". Il traverse même les époques, comme avec le "B.I.G. Interlude", qui recycle le “P.S.K. What Does It Mean?” de Schoolly D.

Si on fait abstraction des considérations morales, et si on pardonne à ce double-album d'avoir des morceaux dispensables (le dernier mentionné en est un), Life After Death contente tout le monde. S'il en est ainsi, c'est aussi parce que le rappeur brille au micro. Il est technique, il est un sorcier des rimes et il est un conteur hors-pair. Il le montre avec des chansons telles que le vaudeville en deux versions sur "I Got A Story To Tell", ou quand l'épopée vengeresse de "Somebody’s Gotta Die" aboutit au meurtre d'une innocente.

Dans un premier temps, le monde du rap a été choqué par les morts successives de 2Pac et de Biggie. On nous a promis alors qu'il se réveillerait, qu'on ne verrait "plus jamais ça". Mais en réalité, leurs existences ont été si horriblement parfaites dans la tragédie, qu'elles ont défini un standard, qu'elles ont ouvert la voie à Young Slo-Be et aux innombrables rappeurs assassinés. Parce que la fiction ne serait finalement pas tout à fait une fiction, parce que la violence consubstantielle à l'Amérique n'est pas qu'un mythe, parce que ses quartiers défavorisés sont parfois sauvages pour de bon, la réalité doit toujours rattraper l'œuvre. Fût-elle presque parfaite, comme avec les deux albums de Biggie.

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