Quand on évoque la scène rap de Memphis, c'est à l'outrance, aux excès et à l'immoralisme que l'on pense. Qu'il s'agisse des relents satanistes de la Three 6 Mafia et de tous les autres à l'époque faste des années 90, du crunk dansant et sauvage récemment remis au goût du jour par Duke Deuce, ou de la trap à la sauce locale de Paper Route Empire, aucune de ses manifestations ne s'est voulue propre sur elle. Que le roi de Memphis soit Young Dolph, Yo Gotti ou bien Juicy J, aucun n'est un rappeur "conscient" et responsable. Toutefois, il y a de la place pour tout le monde dans cette ville, et à 30 ans, Timothy Love a choisi ce créneau.

LUKAH - Raw Extractions

Il est pourtant bel et bien issu des mêmes cieux, de South Memphis plus précisément. Comme les autres, il a baigné dans la musique locale, celle de Project Pat et de Playa Fly. Il s'est même essayé au crunk au début de sa carrière. Sa perspective reste gangsta, comme le prouve son pseudonyme, qui lui vient de Luca Brasi, le personnage du Parrain qui a aussi influencé Kevin Gates. Mais à partir du milieu des années 2010, avec une mixtape, Dreamz x Schemez x Green, où l'on entend un son de MF Doom, il s'est engagé sur une voie plus boom bap, devenant une sorte de réponse sudiste aux artistes Griselda, voire à Boldy James, avec qui il a collaboré.

Tout remonte à sa proximité avec un autre marginal de sa ville, Cities Aviv. A l'époque de Digital Laws en 2011, la mixtape qui a fait remarquer le producteur, celui qui se nomma un temps Lukah Luciano aurait déjà travaillé avec lui. Puis après un séjour à Los Angeles, de retour à Memphis, il a collaboré avec lui sur toute la mixtape "Chickenwire", sortie en 2018, suscitant un début d'intérêt. Un intérêt confirmé trois ans plus tard, en 2021, avec la sortie coup sur coup de When the Black Hand Touches You et de Why Look Up, God's in the Mirror, deux projets remarqués à l'échelle nationale.

Raw Extractions leur succède, et il est fait du même bois. Tout au long de cette sortie, s'entendent des boucles, des samples de jazz et de soul, de longs textes dépourvus de refrains et même de bons vieux scratches. Ce sont des morceaux comme autrefois, avec sur le très beau "Flight Club" l'éloquence mélancolique d'un piano répétitif, et sur "Rare Formulaz" un bon vieux posse cut comme on n'en fait plus.

Quelques moments sont abstrus et expérimentaux, comme la fin de "Black Belt Jones", ou encore le chargé "Presence of Color". D'autres sont d'un minimalisme obsédant, tels que cet "Ill Minded" fascinant, même s'il se résume à deux notes et à un bruit de fond. Et tous nous ramènent aux grandes heures de l'underground hip-hop de la fin des années 90.

Lukah, surtout, s'affirme comme un "lyriciste", un rappeur au vocabulaire large et sophistiqué, avide d'associations audacieuses de mots et de sonorités. Il privilégie aussi des paroles accusatrices et revendicatives, qui comme sur "Rawderves" veulent solder les comptes et réclamer tout ce qui a été volé aux Noirs. "Flying Low", quant à lui, est un égo-trip vengeur, où le rappeur déclare être tout ce que l'Amérique souhaite refouler, des terroristes aux "strange fruits" de Billie Holiday. C'est une prose pessimiste, avec des réflexions sur le mal et des interrogations sur l'existence même d'un dieu bon et tout-puissant, sur le très bon "Returned Treasures". C'est un rap engagé, qui à la fin de "Balaclava" cite les paroles de "The Message", le morceau originel dans cette veine.

C'est, en somme, très différent de ce que propose usuellement la ville de Lukah. Et pourtant, le rappeur prétend que tout cela, c'est toujours la même chose, la même histoire. Il est en phase avec les autres rappeurs de Memphis, il y fait même allusion, comme quand, au détour d'un vers de "Thoughts Made Divine", il cite Moneybagg Yo et sa suite de projets intitulés Federal. Il prend tout dans la culture hip-hop, il lui déclare un amour total, il en adule toute la diversité sur "I'll Always Love Her", sans nul doute une réponse au "I Used to Love H.E.R." désabusé de Common.

Tout cela, au fond, est nourri par la même expérience, celle des ghettos, celle vécue par tous les Afro-Américains de Memphis, l'une des plus grandes villes de rap, et aussi, Lukah le prouve encore une fois ici, l'une des plus éclectiques.

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PS : l'interview suivante a aidé en partie à écrire ce papier :
passionweiss.com/2021/09/24/you-fear-what-you-may-find-in-the-mirror-an-interview-with-lukah