L'Angleterre, aujourd'hui, est la patrie du post-thatchérisme et du capitalisme triomphant. Elle est celle des banques et de la libre entreprise. Mais en contrepoint, elle est également tout le contraire. Ce pays dont la situation aux XIXème siècle a fortement nourri les travaux de Marx et d'Engels, est aussi depuis longtemps celui du commentaire politique et de la critique sociale. Ce discours reste prégnant dans une bonne portion de la littérature et du journalisme anglais. Il a même souvent transparu dans la critique musicale, bien plus qu'aux Etats-Unis, par exemple. C'est encore parfois le cas, comme avec cette monographie signée Dan Hancox, un journaliste diplômé d'Oxford, connu pour ses contributions au grand journal de gauche The Guardian.

DAN HANCOX - Inner City Pressure: The Story of Grime

Ce livre se présente comme une histoire du grime, ce cousin du rap si typiquement et si essentiellement britannique, né d'une rencontre entre les influences américaines, la tradition des toasters jamaïcains et les sonorités issues de l'ère des rave parties, pour faire simple. Mais ce qui compte en fait, c'est son premier titre : Inner City Pressure. A travers ce genre musical, qui en est selon lui l'émanation directe, Dan Hancox traite en vérité de l'histoire de Londres au XXIème siècle. L'épopée du grime, qu'il retrace à grands traits et avec une poignée d'anecdotes, n'est pas son propos principal. Ce que le journaliste raconte, avant tout, à travers l'exemple de ces musiciens noirs et amateurs coincés dans les quartiers déshérités d'East London, c'est la transformation de la capitale britannique ces vingt dernières années. Ce dont il parle, c'est de sa gentrification et de ses effets sur ses populations défavorisées, rejetées et parquées en périphérie, ou condamnées à brûler, comme en 2017, avec la tragédie de la tour Greenfel.

L'histoire accidentée du grime, de l'essor de Wiley et de Dizzee Rascal au début des années 2000, au retour dans l'anonymat après un début d'engouement des médias, puis au triomphe de Skepta et de Stormzy au milieu de la décennie suivante, épouse celle des quartiers pauvres de Londres, de cette anomalie coincée tout près des immeubles flamboyants du quartier d'affaires de Canary Wharf. Le grime a été incompris, nié, rejeté, considéré comme dangereux, avant d'être accaparé par tous, et célébré avec un fond de patriotisme comme un trésor de la culture populaire britannique. Cette évolution est marquée par un retournement de situation ironique, que Dan Hancox ne manque pas de signaler à la fin du livre : alors qu'avant on avait nié la spécificité de ce genre, souvent confondu avec le hip-hop britannique, aujourd'hui tout est appelé "grime", même la musique pourtant très différente proposée par Giggs ou J Hus.

Cette évolution est aussi celle d'East London. Cette portion traditionnellement pauvre de la capitale que la cherté croissante de la métropole a insularisé (comment se déplacer dans une ville dont le métro applique des prix exorbitants ?), maintenant qu'elle appartient au passé et que les populations indésirables ont été repoussées loin en banlieue, est devenue un lieu gentrifié, qui déploie tout un business de la nostalgie autour d'un grime idéalisé. Mais le problème de la pauvreté et de l'ostracisme à l'égard d'une population bigarrée n'a pas été résolu. Il s'est juste déplacé plus loin au sud de Londres, où il s'est aggravé, comme le montre là-bas l'essor de la UK drill, un genre plus brutal et nihiliste que ne l'a jamais été le grime.

Voici donc la vraie histoire qui nous est contée, celle d'une rénovation urbaine marquée par l'hypocrisie et par une ribambelle d'effets indésirables (coût de la vie délirant, paupérisation accélérée des couches populaires, temps de transport allongés ne laissant plus d'espace pour la vie personnelle), dissimulés derrière les murs vertigineux du Shard et de Canada Square.

Au-delà de cette histoire sociale de Londres, c'est bien sûr un propos politique que tient Dan Hancox, marqué par ses convictions de gauche (le racisme est institutionnel, la pauvreté doit se combattre par l'aide sociale, etc.). Inner City Pressure est aussi un pamphlet, un réquisitoire, une attaque unidirectionnelle, pas simplement contre l'adversaire habituel, les conservateurs, mais aussi contre Le New Labour de Tony Blair, ces social-traitres qui se sont appropriés le discours et l'héritage de Thatcher, et que l'auteur blâme avec une détestation constante.

Il y a presque un aveuglement, parfois, quand Dan Hancox prétend que les médias ont d'abord ignoré le grime. En 2003, en vérité, il y a eu une hystérie critique autour de Dizzee Rascal, animée par de gros relents de chauvinisme anglais (et anti-américain, ces vieux rivaux en matière de musiques populaires), mais sans doute ne parle-t-on pas des mêmes médias. C'est la même réinvention de l'histoire, ou simplement de la méconnaissance, quand l'auteur compare (page 102) ce phénomène à La Haine, ce film français qui aurait été ignoré par les médias mais porté par le peuple (la bonne blague…). Inner City Pressure, c'est en fait un ouvrage militant fouillé, bien construit et argumenté, mais à la manière d'un dossier à charge.

Il n'en est pas moins riche. A sa lecture, par exemple, la proximité entre le grime et le rap est plus que jamais manifeste. Pendant longtemps, les Anglais ont séparé ce genre qui leur est propre du hip-hop, en rappelant sa spécificité, en arguant de sa généalogie particulière, quitte à forcer le trait. Dan Hancox lui-même le fait, quand il affirme que l'ancrage territorial des MCs grime les distingue des rappeurs US, ce qui est totalement faux. Mais son livre dit en vérité tout le contraire. Avec lui, on constate à quel point l'histoire de ces deux mouvements est la même.

Voici donc une musique qui n'en est pas vraiment une. Une musique victime de l'amusement, de la condescendance ou de l'instrumentalisation de ceux qui ne pense pas que des racailles pauvres et noires soient capables de sensibilité artistique, et qui malgré tout force tout un pays à regarder en face sa nature multiraciale. Les débats politico-sociaux sont strictement les mêmes, ils s'expriment dans les mêmes termes, qu'avec le rap américain ou son rejeton français. Et le fait même qu'au bout du compte, on ne fasse plus vraiment la différence entre le grime, le road rap ou l'afroswing, que tous ces genres rappés et tous ses acteurs se mélangent au sein de la même scène, en dit très long. En dépit des nuances esthétiques, tout cela, grime, rap et autre, n'auront été au fond que les déclinaisons diverses d'un même phénomène global.

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