En 1998, le rap est à un tournant. La période précédente, celle du gangsta californien et du hip-hop de rue new-yorkais, célébrée aujourd'hui encore comme l'une des plus fastes de son histoire, vient de s'achever par une double tragédie, les meurtres consécutifs de 2Pac et de Biggie. A leur place, s'impose un hip-hop grand public qui se confond avec la variété internationale. En effet, malgré le gouffre qui sépare le rap de parvenu tape-à-l'œil de Puff Daddy, de celui plus concerné et plus chargé politiquement des Fugees, l'un et l'autre viennent de s'imposer en reprenant quasiment tels quels des standards issus d'autres genres musicaux. Pour certains, l'alternative à tout cela, ce sera le hip-hop underground et expérimental de Company Flow, ou son pendant, le rap "conscient" de Mos Def et Talib Kweli. Mais dans ces deux cas, on s'adresse à la niche des esthètes et des puristes. Quant au Dirty South, qui pointe alors le bout de son nez, il suscite souvent l'hostilité et l'incompréhension de l'ancienne garde.

DMX - It's Dark and Hell Is Hot

Mais c'est alors que triomphe DMX.

Bien qu'issu du foyer historique new-yorkais, ce dernier a le mérite de promouvoir un rap sale, intense et viscéral, à contre-courant de ce que propose alors ce genre déjà vieillissant. Grâce à cela, il comble le grand vide. Les années 1998 et 1999, en effet, appartiennent à Earl Simmons. Après un début de carrière poussif (remarqué par le magazine The Source dès 1991, signé chez Columbia Records en 1992, il n'avait jamais pu sortir d'album), il s'est alors refait un nom en côtoyant Ma$e, The Lox, Ice Cube et ce bon vieux LL Cool J sur leurs singles, et par l'intermédiaire d'Irv Gotti, il a rejoint Def Jam. Et désormais, il écrase la concurrence, sortant la même année deux opus numéros 1 aux Etats-Unis, une première pour un rappeur.

Avec le premier des deux, un It's Dark and Hell Is Hot dont le titre tout comme la pochette annoncent la couleur, noire comme le mal, rouge comme l'enfer, DMX remet l'urgence et le danger au cœur du rap. Il délivre des hymnes de rue, comme le "Ruff Ryders' Anthem" et "Get at Me Dog", il propose des posse cuts de malfrats, avec "For My Dogs" et "Niggaz Done Started Something". Le rappeur parle d'une vie périlleuse cernée par ses ennemis, voire par les flics sur "ATF". Et surtout, il est agressif, le comble de la violence étant atteint sur le furieux "X-Is Coming", où il pousse l'outrage jusqu'à menacer de violer une fille devant son père, détournant en refrain une comptine extraite du film d'horreur A Nightmare on Elm Street (Freddy: les Griffes de la Nuit). Et pour dramatiser le tout, les producteurs, essentiellement Dame Grease et PK, jouent d'une musique horrifique, usant de nappes lourdes ou de cloches funestes.

Si cela frappe aussi fort, c'est qu'avec DMX, ce n'est pas du chiqué. L'enfer, il l'a traversé pour de vrai au cours d'une enfance bousillée de bout en bout. Garçon, il a été séquestré et battu par sa mère, et parfois par ses amants. Il a été emporté par des accès de violence juvénile, abandonné dans la rue, condamné à la délinquance et accroc au crack dès l'adolescence. Les titres les plus introspectifs de l'album, souvent les meilleurs, relatent ce parcours cabossé. Sur "Look Thru My Eyes" par exemple, il invite les autres à se renseigner sur lui avant de le juger. "Let Me Fly" est une réflexion sur le bien et le mal où, à l'instar de Robert Johnson, le rappeur dit avoir vendu son âme au diable. Sur "I Can Feel It", qui sublime le "In the Air Tonight" de Phil Collins, DMX se languit de voir Dieu l'extirper de ses malheurs. Sur "Prayer", qui est ce que le titre dit, une prière, il s'en remet au Très Haut, tout en questionnant ses motifs. Et avec le superbe boom bap de "The Convo", il poursuit cette conversation, se demandant si sa vie douloureuse et fracassée est une épreuve divine ou le caprice d'une déité injuste.

Le rappeur, qui a été élevé dans la foi des Témoins de Jéhovah et qui voudra plus tard devenir pasteur, explore un thème religieux fréquent dans les musiques afro-américaines : le conflit entre sa volonté de rédemption, et son inéluctable condamnation au péché. D'un côté, DMX est le bon garçon qui rompt sa relation quand il apprend que sa compagne est une femme mariée ("How's It Goin' Down"), de l'autre, il est un être mauvais et animal. Cet écartèlement entre vice et vertu, c'est aussi le thème de "Damien", le titre au centre de l'album, celui qui a inspiré à Kendrick Lamar le personnage de Lucy, sur To Pimp a Butterfly. Ce morceau, en effet, met en scène un dialogue entre le rappeur et un tentateur qui, in fine, s'avère être le diable en personne. Ce déchirement interne, le rappeur en témoigne encore sur le single "Stop Being Greedy", changeant de musique et de voix selon le DMX qui s'exprime, le bon ou le mauvais.

Le rappeur a accumulé un capital impressionnant de douleurs, de frustrations et de contradictions, et ce sont elles qui affleuraient de ces raps torturés, furieux et cathartiques, de ce débit chaotique, de cette voix abrasive dont le ton monte et descend constamment, de manière imprévisible, s'affranchissant souvent du beat, quitte à virer au spoken word sur "Crime Story". Insoumis et indiscipliné, le New-Yorkais a la rage de ces chiens errants qu'il a souvent côtoyés quand il était un garçon des rues, et auxquels il s'identifie. Il les émule même avec ses raps bestiaux, appuyés parfois par des aboiements, voire des grognements. D'après Irv Gotti, DMX est la voix des sans-voix. Mais en vérité, au-delà du ghetto, ce sont les malaises de tous les adolescents qu'il représente. Indépendamment de leurs origines, de leurs couleurs de peau et de leur résidence, ce sont eux qui se reconnaitront dans son rap tourmenté.

A l'époque Jay-Z, avec qui il a brièvement formé un groupe en 1995 (Murder Inc, avec Ja Rule) est intimidé et complexé par le talent de DMX, alors plus populaire que lui. Mais le premier est un homme d'affaire rationnel et carriériste, alors que le second est ce qu'il paraît : un chien fou, une bête incontrôlable, possédée par le diable, en prise perpétuelle avec ses pires démons, la drogue, la violence et les problèmes d'argent. Sa postérité sera incontestable. DMX a lancé le mouvement Ruff Ryders, permettant à d'autres de devenir des stars à leur tour, tels que la rappeuse Eve et Swizz Beatz, l'homme derrière le "Ruff Ryders' Anthem". Il aura annoncé 50 Cent avec son rap de bandit fier à l'allure musculeuse. Une décennie plus tard, il sera encore reconnu comme influence majeure par Kendrick Lamar, voire par Drake (oui, je sais, de qui Drake ne se réclame-t-il pas ?). Mais bien plus tard, en 2021, vingt ans après son court règne sur le rap et au terme d'un parcours chaotique, alors que Jay-Z vivra confortablement dans un Olympe inatteignable, DMX finira par mourir, de ce qui est très probablement une overdose.

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