C'est un moment toujours redouté. Celui quand, un mouvement culturel étant devenu si vaste qu'il en est absolument incontournable, apparaissent des écrits universitaires à son sujet. Que de pages ont déjà été écrites, qui ont appliqué au rap des grilles de lecture définies a priori, cherchant à légitimer des présupposés politiques ou idéologiques, dans un sens ou dans son contraire, voulant comprendre cette culture selon des schémas préétablis quand, le plus souvent, il aurait mieux fallu en bâtir des nouveaux. Ce temps, donc, est venu pour la dernière manifestation majeure de cette musique, celle qui l'a dominée les deux dernières décennies, imposant ses sons et ses codes au-delà même des frontières du rap, aussi bien chez Miley Cyrus que chez Ariana Grande, comme le souligne l'introduction de ce livre intitulé tout bonnement Trap, et qui recueille les analyses de plusieurs auteurs français ou étrangers.
Le premier texte de ce livre légitime ces craintes. Il est en effet curieux qu'il soit consacré à Future, un rappeur qui représente une évolution tardive de la trap music, plutôt que son cœur, ainsi qu'à la "lean", une drogue qui, associée d'abord à la scène de Houston comme l'article lui-même le spécifie, est loin d'être spécifique à ce genre. Ce texte s'avère avant tout, via le rap, une critique du néo-libéralisme, la dénonciation d'une perversion de la société américaine dont la trap music de Future serait une manifestation. Ce qu'il dit n'est pas infondé. Des scandales récents ont révélé que l'industrie pharmaceutique a fait de larges profits aux Etats-Unis en poussant inconsidérément à la consommation d'opiacées, et la drogue sert parfois à satisfaire l'impératif de performance d'une société basée sur la concurrence. Mais attribuer la culture de la drogue représentée par Future à cette seule cause, c'est tout de même un peu court.
Connaissant l'auteur de l'article suivant, on savait que sa valeur serait toute autre. Nicolas Pellion, en effet, alias Pure Baking Soda, est l'un des plus fins commentateurs du rap en France. Il le démontre cette fois encore en retraçant une courte histoire de la trap music. Il y décrit tour à tour chacune de ses transformations, en les associant à chaque fois à un lieu : la cuisine, celle où est conçue la drogue, dépeintes maintes et maintes fois par Jeezy et Gucci Mane ; le club, auquel Waka Flocka Flame adapte cette musique avec ses hymnes sauvages ; l'église, dont l'influence se reconnaît dans les élans spirituels de Young Scooter ; le corps enfin, avec le rap de drogué dépressif d'un Future. On s'étonne peut-être de ne pas voir T.I. mentionné une seule fois dans ce passage en revue des héros de la trap, mais au fond, c'est logique : même si ce dernier a sorti très tôt l'album qui a baptisé cette musique, elle était alors loin d'être formée.
T.I., le prochain article en parle. Comme celui de Nicolas Pellion, il est rédigé par une valeur sûre de la critique rap en France, Raphaël Da Cruz. Et comme lui, il retrace l'histoire de la trap music à Atlanta. Mais au lieu de le faire via les paroles et les thèmes, c'est à travers les styles de ses plus grands producteurs (DJ Toomp, Shawty Redd, Drumma Boy, Zaytoven, Lex Luger, Mike Will, Southside, Metro Boomin, Wheezy) qu'il passe en revue ses métamorphoses. C'est une démarche de musicologue qu'applique l'auteur quand il détaille les spécificités de ces artisans du son, quand il nous parle de leur manière d'agencer snares ou hi-hats, de jouer avec les octaves, d'accélérer ou d'étouffer le tempo, d'oser la dissonance. C'est est même presque aride à lire, sans morceaux disponibles pour illustrer le propos. Mais cela a aussi plusieurs grands mérites : démontrer l'incroyable plasticité et diversité d'une trap, qui en fin de parcours, sous Young Thug, aurait même évolué en un nouveau genre ; et rappeler, contrairement à tant et tant d'écrits sur le rap, qu'elle est en premier lieu, tout comme le rap en général, une musique.
L'écrit suivant est celui d'un professeur et poète américain, et cela se voit très vite. Jesse McCarthy fait du zèle, choisissant de s'exprimer sous la forme de notes, livrant sans logique apparente une suite d'impressions, d'observations et de pensées sur la trap music. Plusieurs figures telles que Migos et Young Thug sont abordées, des paroles sont commentées, les sons et les vidéos de cette musique sont disséqués, de manière décousue. Le tout est abordé par le prisme d'un intellectuel progressiste, qui va parfois chercher les faits qui le contente pour forcer la démonstration, comme quand il cite Young M.A., Princess Nokia, Cardi B et Dej Loaf, des rappeuses très périphériques à la trap, pour montrer qu'elle abrite des femmes fortes.
Derrière cela, cependant, il y a une réflexion de fond, sur ce que veut nous dire cette trap. Celle-ci est le contraire du rap "conscient". Elle a renoncé à porter un message, elle ressemble à un amusement dégradant pour l'image de l'homme noir, à un retour aux minstrel shows. Et pourtant, elle nous dit beaucoup, à en croire l'auteur, sur les dilemmes du ghetto, sur le passé esclavagiste, sur les vraies couleurs de l'Amérique. Elle est même beaucoup plus incarnée, nous dit-il en fin de parcours, que toute autre manifestation artistique contemporaine. Pour le paraphraser, il y a plus bien plus de tragédie chez Mozzy que chez le dramaturge David Mamet.
La trap, et le gangsta rap plus généralement, ont longtemps été critiqués pour véhiculer une image dégradée des Afro-Américains, pour renforcer plutôt que de combattre les clichés vis-à-vis des noirs, en les présentant comme des délinquants débauchés. Mais en vérité, ils ont été un moyen d'affirmation, une façon de combattre et de dénoncer l'hypocrisie des blancs, qui disent au noir sobre, travailleur et policé qu'il se verra offrir l'émancipation, tout comme ils promettaient le paradis chrétien à l'ancien esclave des plantations, s'il se tenait bien. Les rappeurs trap, en refusant ce modèle, en s'adonnant à la drogue plutôt qu'à la tempérance, en exigeant et en exhibant une réussite matérielle immédiate, disent qu'ils ne veulent plus attendre éternellement, et qu'ils refusent de se conformer à un modèle édicté par les blancs.
Tel est le propos de Nicholas Vila Byers dans le texte suivant. L'idée, en vérité, n'a rien de neuf. Elle était déjà exprimée dans les années 60 et 70 par les plus radicaux des militants pour les Droits Civiques, qui dénonçaient la naïveté et l'oncle-tomisme des plus sages. Mais enfin, il mérite d'être rappelé et réactualisé, à l'ère de Gunna et de Playboi Carti. L'auteur, cependant, partage un défaut avec Jesse McCarthy : celui d'instrumentaliser la trap music afin de défendre des préconçus idéologiques. Tout à son zèle d'anticapitaliste, il nous parle d'un "mépris du salut par le travail" chez les rappeurs trap, alors que leurs textes disent tout le contraire, qui parlent de "grind" et de suer sang et eau dans leurs activités illicites. Le comble, c'est que même le texte de Young Dolph, que l'auteur utilise pour appuyer sa démonstration, dément ses propos : "j'ai bossé toute ma vie, mais je n'ai jamais pointé", dit en effet le rappeur de Memphis. Ce n'est pas le capitalisme que rejettent dans leurs textes ces véritables entrepreneurs au dur labeur, mais en fait la légalité, qui est une chose très différente.
C'est d'ailleurs ce que dit le dernier texte de l'ouvrage, le panorama dressé par le Slovène Jernej Kaluža sur la trap des Balkans. Il explique pourquoi cette musique profondément ancrée dans le Sud des Etats-Unis s'est aussi bien épanoui sur le territoire de l'ancienne Yougoslavie. Selon lui, elle y aurait trouvé des conditions similaires : une localisation périphérique, et l'adhésion à un capitalisme brutal où le légal et l'illégal se confondent, où entrepreneuriat et mafia veulent plus ou moins dire la même chose. A travers l'exemple de la trap balkanique, il nous explique aussi comment s'opère une greffe musicale réussie : il lui faut le même terreau, et elle doit surjouer ses spécificités. Elle doit s'auto-stéréotyper, pour reprendre le mot de l'auteur (ici, en jouant de l'image que les Occidentaux ont du voyou slave), tout comme la trap l'a déjà fait à l'échelle américaine, en exaltant jusqu'au grotesque tous les clichés sur les Afro-Américains.
Entre ces deux contributions, figure un texte d'une toute autre nature. Celui-ci, en effet, ne traite pas de la trap, mais de sa cousine du Nord, la drill. Il ne s'intéresse quasiment pas à la musique, mais dans une démarche sociologique, via une immersion chez les rappeurs de Chicago, son auteur Forrest Stuart cherche à comprendre les ressorts du milieu dont elle est issue. Et ses conclusions sont assez édifiantes. Il décrit les rapports et la dynamique entre drillers (les rappeurs et producteurs de la drill music) et shooters (ceux qui s'adonnent pour de bon à la délinquance). Alors que les premiers cherchent la notoriété en mettant en scène la violence, s'appuyant sur leurs liens avec les seconds, ceux-là modèrent leurs ardeurs pour ne pas provoquer l'ire de la police ou des bandes rivales. L'auteur nous parle aussi d'une brutalité fantasmée, que tous ont intérêt à exagérer (les drillers pour faire le buzz, leurs détracteurs pour les dénoncer, des associations qui noircissent le tableau pour gagner la course aux subventions, et sans doute les journalistes en quête de sensationnalisme), alors qu'une telle violence appartient pour partie au passé, comme le démontrent les chiffres sur la criminalité.
Ce sont des textes extrêmement variés qui composent ce Trap. Ils usent d'angles divers, ils sont animés d'intentions différentes, et ils traitent d'une grande pluralité de sujets. Comme attendu, il y a ceux qui voient dans la trap une façon de renforcer des points de vue prédéfinis. Et il y a ceux qui, avant tout, sans toutefois rien renier de la forte signification sociale de ce genre, sans en fait un art désincarné et détaché de son contexte de naissance (cela le tuerait, comme le dit à juste titre Jernej Kaluža), parlent pour de bon de la trap music. Curieusement, ce sont nos deux Français, et dans une certaine mesure le Slovène, qui s'en tirent le mieux. Sans doute, justement, parce qu'ils sont loin, parce qu'ils ne sont pas partie prenante de la société américaine, de ses enjeux, de ses disputes, de ses débats. Et que c'est en toute neutralité, avec aucune autre passion que celle de l'amateur de musique, qu'ils ont écrit leurs quelques pages.